Eric Duyckaerts, Hegel ou la vie en rose

Une histoire à dormir debout

Eric DUYCKAERTS, Hegel ou la vie en rose, L’Arpenteur — Gallimard, 1992, 90 p.

C’est une histoire à dormir debout, une médi­tation endormie, une prolifération d’idées inutilisables dans le sommeil où elles se lè­vent, déferlent, immergent le dormeur, puis disparaissent pour faire place à d’autres hy­pothèses à la fois logiques et farfelues. Par exemple l’idée que nous serions des nombres premiers. C’est une rêverie sur les terme de « masse » et de « termes comptables ». C’est une « douce somnolence ». où Ton passe du principe d’individuation au plumard. C’est aussi une enfilade d’histoires (pour ne pas s’ennuyer, pour combler le vide par le plein de paroles), comme celle des quatre sages qui font un grand voyage, au soir de leur vie, pour savoir si le réel est phénomène ou caché, granulé ou lisse, de gags, de blagues délibérément de très mauvais goût. C’est une invention de mots, comme allélo (qui rime avec phéno, diminutif familier de La Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, le héros-prétexte de ce bavardage savant et grotesque). Ce sont des questions terribles, comme « l’allélo est-il dialectique », imaginer un « infini convexe -, n’est-ce pas « contre-intuitif » ? Ce sont de « longues ratiocinations de fin de soirée », où il est question de décalage entre certitude et vérité. Ce sont des élucubrations philosophiques qui amu­sent le narrateur, qui ne s’en cache pas — sur Hegel, mais aussi sur Descartes, sur Kant, sur Heidegger et Saint Augustin. C’est de la simulation de compétence, de la paro­die de discours de philosophes, de logi­ciens, de linguistes.

C’est une saga familiale diluée dans la parlerie (le grand-père, la grand-mère à la jus­tice distributive des fraises de Wépion, l’oncle qui tombe de l’échelle…). Ce sont des bouts de confessions érotiques un peu hard, pour suivre le lit de la digression. C’est Hegel, entre la Phéno et la bière, entre son éditeur à qui il apporte un petit supplé­ment de 300 pages et le boxon, où il expé­rimente « l’ironie de la communauté ». C’est du stéréotype à toutes les pages, de l’égarement, où il est question aussi d’ac­teurs et de metteur en scène, de professeur de peinture et de Hegel, encore et toujours, qui revient toutes les 10 pages, dont l’auteur parle avec un ton léger et cavalier mais aussi avec la révérence de l’irrévérence. C’est le bonheur de l’endormi, qui transpire sous ses couvertures, car il n’y a pas de volet dans la chambre où il dort et à pro­pos, ça fait penser à Kant, à Hegel et à une chanson de Georges Brassens… et c’est re­parti, avec un brio déconcertant et un natu­rel de l’artifice époustouflant. C’est une opportunité de parler de vernis, de l’autoréférence. du petit cousin qui « répon­dait à un honorable vieillard qui lui deman­dait comment ça allait à l’école, en lui cares­sant la nuque : « Et ton caca, ça va ? » -, des vacances, du vent, des vagues, de l’étude de leurs rapports, « tant du point de vue noétique que pratique », de Mademoiselle Simp­son qui écrira une thèse sur l’auteur, dans 200 ans… et qu’il drague à distance. C’est interminable. « Y a pas de raison que ça s’arrête, donc arrêtons. » Arrivé à cette fausse fin de cette fausse histoire, je me demande si j’ai aimé ou si j’ai été irrité, agacé, ennuyé. Et je me dis les deux à la fois. Et j’ai envie de jeter ce livre et de le relire. Donc, je vous passe le relais… « La première fois que j’en­tendis parler du décalage entre certitude et vérité (c’était un cours sur Hegel)… ».

Jacques Sojcher


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 73 (1992)