Où l’on apprend qu’un poète se vêt aussi d’un tissu d’eau

Un coup de cœur du Carnet

Serge DELAIVE, Meuse fleuve nord, Tétras Lyre, coll. « Lettrimage », 144 p., 18 €

delaive1Parlons bien et parlons peu : Meuse fleuve nord est formidable. Capable, si on se laisse aller, si on se laisse bercer par ce long « poème-fleuve », de nous emporter bien loin, tout du long de ses 50 pages et de ses 1284 vers. C’est que Serge Delaive n’a pas ménagé sa peine.

On pourrait croire, à la vue de son titre, que ce livre sera une traversée géographique, un voyage dans un territoire, un espace. Et, d’une certaine manière, il l’est. Dans Meuse fleuve nord, on suit un parcours, depuis la source du fleuve jusqu’à son embouchure. Les noms de villes et villages y sont égrainés. De petites vignettes de quelques vers, extrêmement précises, décrivent les entités évoquées. Il y a aussi une attention à ces lieux de nature, ces friches industrielles, ces ruines, ponctuant ci et là l’espace entre deux villes ou bourgades. Puis, il y a Liège, bien sûr, et Herstal surtout, ville première. Ville d’enfance de Serge Delaive. Ville où s’est faite, à l’insu du poète, l’incorporation. Ville où, littéralement, le fleuve s’est fondu en lui.

« ici à Herstal […]) / fleuve nord […] / corps étranger recouvrant mon corps / peau contre peau œil dans l’œil / imaginaire contre réel lorsque j’y plongeais / […] / je me baignais aux jours insouciants dans la crasse / emporté par le courant puissance invisible / dans les merdes des égouts la pollution des usines / les rats énormes louvoyaient entre les rejets / entre les déchets conjugués à l’imparfait »

Bref, on est loin ici du guide touristique. Loin d’un simple « listing » de lieux. C’est que ce Meuse fleuve nord, Serge Delaive le porte en lui depuis longtemps. En a repoussé l’écriture pendant longtemps. Comme s’il lui avait fallu attendre la cinquantaine pour enfin se mettre à l’ouvrage, composer un vaste poème « archaïque », sauvage, complexe, écrit pourtant « à l’intuition » – je veux dire : écrit sans autre plan que celui de mêler diverses strates, la géographique, bien sûr, mais aussi celle des souvenirs personnels, des petites aventures et des rêves où l’on s’« observe d’être capitaine d’un radeau très submersible » ; celle où se trouvent évoqués les amis et les proches en écriture – Karel Logist, notamment, Arthur Rimbaud, bien sûr – ; celle où la Meuse prend des allures de vieille chose mythique, de Styx, par exemple, ou de grand corps vivant, serpentin ou humain ; celle où l’on se rappelle d’instants vécus ailleurs, dans d’autres lieux, d’autres temps, d’autres voyages, à Paris, ou sur l’île de Chiloé ; celle parlant de l’écriture, évoquant la nécessité de composer Meuse fleuve nord en deux parties, l’une écrite, l’autre photographique ; etc. On n’en finirait pas de dresser la liste des couches diverses, se croisant et s’entrecroisant, se tissant l’une à l’autre. On n’en finirait pas d’évoquer les échos qui se jouent de l’une à l’autre.

En retenir ceci : Meuse fleuve nord est un écoulement continu. Un poème sans ponctuation. Sautant allègrement d’une strate à l’autre. Nous emportant dans un mouvement que l’on voudrait infini. En retenir encore ceci : Meuse fleuve nord est un poème d’instants et de durée. Ajoutant ainsi habilement une couche de temps, de mémoires diverses, à l’espace traversé. Densifiant ainsi le voyage, la longue glissade du plateau de Langres à la Mer du Nord. Doublant, en quelque sorte, le voyage physique par un voyage dans le temps. Dans les souvenirs personnels comme dans la mémoire vieille, « archaïque », de l’humanité – mémoire qui s’éveille lorsqu’on se frotte aux éléments, aux « premières matières », l’eau, les terres, les glaises, les vieilles épopées, etc.

En retenir encore ceci : dans Meuse fleuve nord, il y a ce qu’on lit, il y a ce qu’on regarde. D’un côté, le long poème où l’on comprend combien un « fleuve dessine l’esprit ». D’un autre côté, les photographies qui lui font suite. La plupart sont de Serge Delaive lui-même. Elles n’illustrent pas le poème, bien que certaines évoquent un détail, un lieu dont parlait le texte. C’est que Serge Delaive préfère le « conflit nécessaire entre poèmes / et images […] / cette lutte entre immédiat de la photographie / et permanence des mots poèmes / annexion de l’instant à la durée / afin d’éprouver de l’une à l’autre l’élasticité / soumise au rythme archaïque du fleuve […] ». Pari, ici aussi, pleinement réussi.

Vincent Tholomé 

Ecoutez un extrait de Meuse fleuve nord lu par Serge Delaive sur Sonalitté :