Où l’on apprend à ébrécher le monde pour le réenchanter

Luc DELLISSE, Sorties du temps, Cormier, 2015, 66 p.

dellisse_tholoméRomancier, essayiste, scénariste, Luc Dellisse ne nous a pas souvent donné à lire de recueil de poèmes. Alors, la poésie selon Dellisse, ce serait quoi ? Pas qu’un coeur qui s’étale, déverse et couche sur le papier ce qui le traverse, en tout cas. Tant mieux : on attendait tout autre chose d’un auteur aussi précis, méticuleux. Pas non plus une simple échappée hors du « réel », hors de l’expérience quotidienne que nous avons du monde et de ses états. Tant mieux : nous resterons avec Dellisse les pieds sur terre, dans le cambouis quotidien. Non qu’il soit un poète du « banal », des petites choses de la réalité. Il en serait même l’exact contraire. Dellisse ne demande-t-il pas à la pratique poétique de « trouver la faille, le sas », de « tenter des sorties hors du temps » ? D’ébrécher, ainsi, en quelque sorte, les lieux, l’espace, l’époque ou les époques où nous nous trouvons, où nous avons agi ?

Dans sa préface, Luc Dellisse précise : pour lui, la poésie est ce par quoi, tout à coup, le monde, occulté – engoncé ou pris au piège dans nos façons routinières et désenchantées de le voir et de l’appréhender ? –, redevient visible. Ce par quoi le charme qui nous empêchait de voir le monde se dissipe ou se rompt. Ce par quoi il nous est possible de sortir du rythme effréné des secondes et des événements qui s’égrènent et s’enchaînent. Ce par quoi, par un lent travail de mémoire et de langue, il nous est possible d’éprouver « la durée de l’instant ».

Vaste programme sitôt mis en oeuvre.

Sorties du temps nous propose ainsi cinq brèches. Cinq façons de faire durer l’instant. Au travers d’une langue précise. À la recherche de détails concrets et sensuels. Une langue, oui, pourquoi pas ?, « enfantine ». Privilégiant l’accumulation, la saturation, la présence d’éléments multiples, plutôt que la fabrication d’une vignette, d’un beau « chromo », fixant les choses comme le ferait une photographie. Cela donne, la plupart du temps, de courts poèmes en prose, nimbés d’un brin de nostalgie :

[…] C’était le temps où le sommeil l’emportait sur la musique. Il créait des mouvements de chaleur et d’effroi. Il touchait du doigt la substance plane des choses. Les essaims d’algues, buissons de barbe et de cheveux rouges, dessinaient des fils barbelés dans l’étang. La pie, en fer de lance, vibrait dans la brume. Je ne verrais jamais le bout de la fatigue. Je dormais tout éveillé dans l’herbe noire.

Successivement, Sorties du temps nous emmène de la sorte dans les îles du sud, dans le sillage d’enfants guerriers, dans les souvenirs des corps aimés, dans les lieux abandonnés, dans des souvenirs d’enfance. Donnant le sentiment de flotter comme à l’intérieur des rêves, ces pays fabuleux où les contraires coexistent, ces mondes de désirs et d’envies, d’élans, d’images et de langues débridées. Car ouvrir une brèche, faire durer l’instant, cela tient moins à la « justesse » du détail – je veux dire : au fait que nos mots « collent » à la réalité de ce qui a été vu, vécu, entendu –, qu’à laisser la mécanique des mots inventer, prendre plaisir à saturer l’espace de la page de litanies, par exemple :

[…] Les animaux gelés / Le blizzard déroulé dans l’herbe / La paroi peinte avec du suif / Les grimaces de la bougie / Le musée des martyrs en bois / Les girouettes du supplice / Leur balancier dans les vergers / La brûlure des cheveux de sable / Les menuets tordus du feu / Les sauts en hauteur du fouet / La nudité dans la tourmente […] 

Courses effrénées pour retenir le temps ou rêves laissant paresseusement les choses se réinventer, les poèmes de Sorties du temps sont de fameux paradoxes : ils nous parlent d’un pays, d’une « Atlantide » inexistante mais qui serait comme un double du monde ; pays à fabriquer, de bric et de broc, de papiers, mots, vents, souvenirs et même faits réels ; pays à la fois proche, familier, et, tout à coup, si lointain. Comme dans Marché, par exemple, dernier poème du recueil. Luc Dellisse y met en scène le saint du 6 décembre :

Le saint le plus rustique vivait dix jours par an au coeur d’une ruche de cristal. Le reste du temps il n’existait pas. Son néant était son triomphe […] . Il surgissait au milieu du vide avec des lunettes noires. Il les ôtait pour bénir les enfants […] . Quand il inclinait sa tête de talc, que le bec verseur de son cimier lançait ses poudres de naphtaline, tout s’accordait, le pardon et la faute, le sexe et le sel. Alors le bruit des criquets cessait un long moment […] .

La poésie selon Dellisse ? Un art pour ébrécher le monde et le réenchanter.

Vincent Tholomé