L’écume des jours

Ben DURANT (texte) et Lionel VINCHE (illustrations),Un cœur trop ardent, Bruxelles, Quadri/Bibliotheca Wittockiana, 2015, 46 p., 25 €

durantComme précisé en revers de couverture d’Un cœur trop ardent, l’auteur, Ben Durant, cumule les titres d’historien de l’art, bédéiste, galeriste, éditeur, conférencier, écrivain et bibliophile. Et c’est Lionel Vinche, complice éclectique de nombre de plumes à la lisière de l’avant-garde, qui illustre ce livre album – artiste dont le parcours de poète du pinceau s’agrémente aussi d’une carrière d’ancien marin au long cours.

Le roman, récit à la première personne, rend compte du ressenti d’une femme, depuis la rencontre avec l’homme qui l’a arrachée à une existence grisâtre jusqu’à la mort prématurée de ce compagnon fantasque, hâbleur, voire truqueur, abattu par un cancer. Rien que de banal en somme, sinon que ce court récit sans fard, sans détours ni fausses pudeurs, respire une prodigieuse vérité humaine, de celles que de longs épanchements romanesques peinent souvent à exprimer. Et cela à travers un humour à la fois vaillant et désolé, souvent teinté d’autodérision comme de lucidité à l’égard de ce partenaire passionnément aimé qui navigue entre Superman et Calimero. Pas vraiment  romantique, ce conquérant, comme en témoigne le processus de séduction à la hussarde qui a présidé à leur première rencontre, quand la narratrice s’est retrouvée « aux trois quarts nue sur la moquette, gémissant des « comme vous êtes sauvage » qui sonnaient comme autant d’aveux. La petite princesse réclamait son supplément de petits pois ». Une provende qui, dans la suite, ne lui sera pas comptée. Il ne s’agit pas non plus de ces êtres romanesques dont la vie sentimentalo-sexuelle n’a que faire des servitudes ou des vulgarités de la vie ordinaire. Elle, elle macère depuis vingt ans dans la routine et les brillants propos de comptoir d’un bureau bruxellois du ministère des affaires économiques « peuplé de zombies, de crétins, de malfaisants et de planqués ». C’est une femme honnête envers elle-même, qui n’a pas peur de dire qu’elle ne comprend rien aux livres de Duras, même si elle s’obstine à en lire des passages pour répondre aux attentes plutôt formelles de son compagnon, alors qu’elle préfère lire Marie-Claire. Comme elle confesse avoir plus de penchants pour les romances de la môme Piaf que pour « la ligne contrapunctique chez Bach ». Lui a décroché un emploi de livreur chez un distributeur de produits pharmaceutiques. Sa fidélité, il est vrai, ne semble pas au-dessus de tout soupçon, mais elle, en l’absence de preuves, surmonte sa jalousie naturelle, préférant faire confiance à un homme qui, pourtant, « avait besoin de séduire » et pour qui « chaque femme était comme une ville qu’il devait conquérir à coups de bélier ». Bref, avec toutes les questions, les incertitudes ou les angoisses que cela suppose, elle assumait en somme ce type de vie amoureuse que les zones d’ombre ou de doute rendent à la fois plus confuse, plus excitante et plus passionnée.  Jusqu’au jour où cette saleté de maladie vient régenter leur existence. Alors qu’elle-même a subi avant cela une ovariectomie, c’est lui  qu’un cancer tardivement diagnostiqué – phase 4 – met sur le flanc. Avec à la clé, la mort à court terme. Six mois. « Mais à partir de quand commençait le compte à rebours ? ».  Même le processus de dégradation n’échappe pas à ce ton de dérision lucide qui rend le récit tellement authentique. Où l’émotion est grattée jusqu’à l’os. Où le désarroi de la compagne, et puis de la veuve, balaie les pleurnicheries convenues pour se répandre dans les vicissitudes de la vie concrète et dans la fidélité aux souvenirs. « J’ai tout gardé de lui, excepté lui ».

En prime, Ben Durant coiffe chaque chapitre de ce petit bijou d’une citation empruntée aux sources les plus diverses, de Dag Hammarskjöld à John Dickson Carr, en passant par Agatha Christie, Jo Delahaut ou Haruki Murakami. Pour ce qui est des illustrations « faussement ingénues » de Lionel Vinche, elles sont, à l’instar du texte, porteuses d’un douloureux partage entre la dérision mélancolique et la passion amoureuse qui la sous-tend, pour évoquer  l’univers mental et très personnel du récit et d’une femme au « cœur trop ardent ». Vinche nous fait ainsi accéder à cette poésie du plus intime qui, par exemple, au delà de la fallacieuse maladresse, réussit à exprimer la vision profonde de l’enfant et son rapport subtil à ce qu’il dessine. Ce que peut suggérer aussi, à sa façon et sous une forme très différente, la signifiante « naïveté » des chapiteaux romans.

Ghislain Cotton