Du souffle, de l’air et de l’eau. La vie en somme

Un coup de coeur du Carnet

Laurence VIELLE, Ouf (livre + CD), Bruxelles, maelstrÖm, 2015, 15 €

Quoi ? Un CD, joint à OUF ? Excellente idée ! Nous aurait manqué quelque chose, sinon. Inconcevable, en effet, de « lire » Laurence Vielle sans aussi l’« entendre », « sentir » sa présence. C’est qu’elle fait partie de ces poètes pour qui POÉSIE ≠ TEXTE, pour qui poésie n’est pas qu’une affaire d’écriture. Pour qui POÉSIE = un TEXTE + un CORPS.

Quiconque a déjà vu, entendu, Laurence Vielle sur scène sait de quoi je parle : Laurence Vielle, par sa seule présence, est une femme qu’on remarque et écoute. Pour sa voix. Un peu éraillée. À bout de souffle, dirait-on, mais paradoxalement n’en manquant jamais. Nous entraînant dans ses rondes un peu folles. Ou ses doux chuchotis à l’oreille. Pour son grand corps d’oiseau aussi. Constamment habité d’une danse singulière faite de gestes incongrus. De positions de main. De tapements de pied aidant le corps à dire. À sortir les mots en état d’urgence. Sur scène, Laurence Vielle est comme dans la vie, comme dans ses textes. Généreuse. Attentive. Belle humaine. Pas avare pour un sou de donner en partage ses trouvailles. Ses histoires glanées sur la route au gré des rencontres. Ses observations faussement naïves sur le monde. Qualité plus que rare : Laurence Vielle est, j’en suis sûr, l’une des poètes « de mots » qui arriverait à captiver un public non francophone, à lui faire malgré tout « entendre quelque chose ». Impossible, en effet, de rester insensible quand un corps « vibre » comme cela devant vous. Impossible, aussi, de ne pas prêter l’oreille quand, sur un CD, cette voix vous narre comment la terre tourne, comment une mère aère sa petite fille, comment il sera difficile, dans 10 000 ans, pour un enfant, de s’approcher des déchets nucléaires. Et puis Laurence Vielle s’entoure bien. Sait se faire des comparses. Le clarinettiste Vincent Granger est l’un d’entre eux. À coups d’impros, toujours discrètes, joyeuses et inventives, la musique qu’il distille n’est jamais décorative. N’est pas une nappe sonore qui accompagne la diseuse. C’est que, comme Laurence Vielle, Vincent Granger a une oreille. Sait écouter. Se glisser dans les failles, les « trous » et les rythmes que la voix impulse.

Bel objet sonore, donc, mais qu’en est-il du livre ? Des textes seuls ? Laurence Vielle publie peu. Fait partie de ces poètes dits « de l’oralité ». S’inspire largement des manières de dire et des histoires de ceux qu’elle croise. Écrit donc pour dire. Porter en scène ses textes. On le sait : publier des textes « faits pour être dits » comporte toujours un risque. Celui de voir le corps, la présence physique du diseur, sa voix, disparaître. Ne laissant la place qu’à un galimatias indigeste à la lecture à voix basse. On peut remédier à cela. En faisant du poème un objet visuel, par exemple, si on joue sur la mise en page et la typographie. Ou en « compensant ». En introduisant dans la version écrite des éléments que ne comprend pas la version orale. On s’assure ainsi que le texte passe – croisons les doigts – la rampe. Laurence Vielle choisit, quant à elle, une troisième voie, plus périlleuse : celle de retranscrire telle quelle la version orale, avec ses élisions, ses répétitions, ses anaphores, ses jeux de mots. Quitte à froisser des aficionados de la poésie « écrite », moins enclins à « rentrer » dans une poésie plus « brute » qui parle sans détour. Quitte, donc, à ce que certains fassent l’impasse sur ces textes qui vont à l’essentiel : nous sommes sur terre. Il y a l’air que l’on respire et l’eau que l’on boit. Ces choses que nous avons en commun. Cette vie qui entre et qui s’en va. Les enfants que nous avons été. Ceux à qui nous passons la main. Les poèmes de Laurence Vielle ne parlent que de cela. De la conscience d’être sur terre. De former, malgré nos divergences et nos conflits, une communauté. Poèmes, si l’on y réfléchit bien, éminemment politiques. Luttant, tout en douceur, à leur manière câline et généreuse, contre la marchandisation, l’esprit cynique et comptable de certains contemporains.

Et puis il y a des pépites, comme celle-ci :

Il y a l’intérieur il y a l’extérieur l’intérieur se rapproche de l’extérieur la paroi s’amenuise à l’intérieur il y a mon enfant son extérieur est dans mon intérieur qui protège son intérieur son extérieur son extérieur n’a pas encore rencontré l’intérieur de ma maison son extérieur n’a pas encore rencontré l’extérieur de la maison l’extérieur de mon extérieur l’intérieur de l’univers mon enfant n’a pas encore rencontré l’univers mis son visage à l’extérieur dans l’intérieur de l’univers dans l’intérieur de la terre dans une grotte mon enfant est tout invisible dans mon intérieur dans l’antre de mon ventre […]

Vincent THOLOMÉ