Une rencontre capitale

Un coup de coeur du Carnet

Stéphane LAMBERT, Avant Godot, Paris, Arléa, 2016, 176 p., 18 €

Déjà en 1936, le régime nazi évacue des collections publiques  les œuvres d’art « dégénéré ». Beckett a trente ans lorsqu’il fait un voyage en Allemagne. Il y séjourne plusieurs mois et visite différentes villes et leurs musées. De ce périple on retiendra surtout les impressions qu’il communique dans ses lettres ou qu’il note dans ses carnets à propos des œuvres qu’il a pu contempler : leur nom et celui des peintres, notamment. Il n’a pas encore beaucoup écrit et encore moins publié. Un prélude sur l’un des personnages qui lui deviendront familiers, Murphy, un essai sur Proust qui en dit autant sur lui-même et ses intentions littéraires que sur son sujet, la traduction d’écrits du philosophe flamand Geulincx et l’étude de son enseignement. Pour le reste, il n’est pas vraiment en bonne santé, fatigué par le voyage et le mauvais temps, accablé par toutes sortes de soucis et traînant la tentation de garder la chambre et de se réfugier dans son lit. La lecture de ses observations permet de distinguer entre son attrait pour les œuvres expressionnistes et surtout son dégoût pour les œuvres censées représenter le romantisme allemand, mièvres, selon lui, esthétisantes sans âme ou empreintes de religiosité. Le 14 février 1937, pourtant, il notera avoir éprouvé une «agréable prédilection pour deux hommes minuscules qui se languissaient dans le petit paysage à la lune», seul témoignage romantique qu’il admette, bémolisé en quelque sorte. Il s’agit d’un petit tableau de Caspar David Friedrich, Zwei Männer in Betrachtung des Mondes (Deux hommes contemplant la lune), qu’il a regardé dans une salle du département d’art moderne de la Gemäldegalerie à Dresde. Une rencontre dans laquelle il reconnaîtra plus tard la source d’inspiration d’En attendant Godot.

Stéphane Lambert décrit l’œuvre avec minutie, la situe dans le parcours de Friedrich, en détaille les origines ou références et analogies possibles. Mais aussi il l’analyse en profondeur non en historien de l’art, même si l’érudition est bien là, mais en questionnant cet « œil intérieur » et l’impression profonde qu’il a lui-même éprouvée devant le tableau. Comme dans ses livres précédents sur Mark Rothko ou Nicolas de Staël, il analyse le rapport, la conjonction voire la coïncidence entre littérature et art plastique et sa réaction à lui, en tant qu’écrivain. Ce qui n’est que le premier pas vers une autre confrontation, celle de Beckett avec Friedrich dont il a saisi d’emblée toute l’importance. Il est curieux, on le sait déjà, de la résonance qui peut se produire entre une œuvre artistique et celle d’un écrivain. C’est Samuel Beckett qui excite d’abord sa curiosité, lui qui a visité systématiquement les musées et noté ses impressions. C’est lui qu’il veut approcher, pensant qu’il pourrait, grâce aux limites de ce petit épisode friedrichien, contourner cet « Everest », l’immensité de son œuvre et le sentiment d’écrasement qu’elle lui inspirait. Un peu effrayé sans doute, il a tenté l’aventure qu’il a maîtrisée avec talent. Et c’est une réussite brillante de compréhension intime de cet ensemble imprévu et complexe : l’écrivain choisi, sa relation avec l’autre et, par dessus tout, l’œuvre de Beckett elle-même, sur la route d’une littérature du non-mot, premier motif en définitive de la recherche entreprise. Précieux sont les passages où Lambert détaille son propre cheminement, amplement documentés, retranscrits avec précision mais aussi convoquant l’indicible et cette rare connivence entre ses émotions et le sujet considéré.

Je ne crois pas à la tonitruance des œuvres ni des livres, à leur commerce retentissant. Je crois à leur pouvoir discret et profond, à l’échange pénétrant qu’ils engagent avec l’intimité la plus retranchée de ceux qui les observent ou les lisent.

Ce credo vaut à la fois pour l’œuvre de Friedrich, pour celle de Beckett bien entendu, mais s’appliquerait aussi à cette méthode critique originale qui est celle de Stéphane Lambert, retraçant le parcours d’artistes ou d’écrivains. Il y a là une nouvelle manière d’approcher une œuvre et son créateur, qui ne relève ni de la biographie stricte, scientifique ou non, ni de la fiction, mais qui participe des deux, innovant dans un genre particulier qu’il faut saluer.

L’invention est permise si elle est plausible et parfaitement argumentée. C’est ainsi que d’une donnée vérifiable – les notes de Beckett, au moment où il découvre le tableau de Friedrich puis quand il se le remémore et y associe Godot –, Stéphane Lambert induit qu’a eu lieu une première rencontre de l’écrivain avec le peintre, dont il n’est pourtant fait mention nulle part. Beckett a voyagé avant de remonter le cours de l’Elbe et d’arriver à Dresde. Il a séjourné à Hambourg, lieu de son arrivée sur le sol allemand en octobre 1936 et visité la Kunsthalle dont il consignera diverses impressions, plutôt négatives. Rien cependant sur cet autre tableau de Caspar David Friedrich qui s’y trouve, Wanderer über dem Nebelmeer, si fameux qu’il est aujourd’hui très souvent reproduit, représentant un homme solitaire de dos, dans une attitude élégante de dandy ou d’artiste, qui se tient face à un paysage de brume. Un personnage dont on ne peut rien savoir sinon en spéculant. Or Stéphane Lambert, comme s’il avait percé le secret du vraisemblable, imagine Beckett penché vers ce tableau et déjà impressionné, comme il le sera à Dresde. Selon Lambert, citant au passage Geulincx, il se serait produit là une rencontre invisible et invérifiable, entre « la pensée d’un philosophe flamand méconnu et la peinture d’un artiste allemand au renom renaissant à travers le regard d’un auteur irlandais en devenir, ouvrant un étroit passage vers la perspective d’une œuvre à accomplir. »

Cette proximité avec l’œuvre devait conduire à une voie d’entendement subliminal. Ce tableau qui ne montre ni visage ni décor identifiable mais seulement un paysage inconnu, peut-être du Nord, est riche en suggestion :

Le paysage, comme le corps, enveloppe une voix souterraine, la voix des grands fonds qui bruisse dans le soubassement de la mémoire, dans le feu inaudible du silence, dont l’œuvre réapprend à entendre le crépitement, et qui nous renvoie à l’obscurité de notre présence.  

Il faut beaucoup d’intuition mais aussi une curiosité infinie pour pénétrer ainsi dans « la sphère d’un commun noyau » et beaucoup de poésie pour le dire. Il faut aussi pouvoir raconter, car il s’agit bien d’un récit, qui fait interagir l’entendement et le mystère et dont la chronologie s’inspire de l’enquête, de l’inconnu au connu. Nul doute que ce livre nous emmène, comme les œuvres qui nous touchent, vers « un hors de soi libérateur ».

 Jeannine PAQUE

♦ Stéphane Lambert lit un extrait d’Avant Godot sur SonaLitté