Mémoires d’un homme qui en a trop vu

Michel ROSTEN, Le temps des nervis, L’Âge d’Homme, 2015, 312 p., 25 €

Michel Rosten - Le Temps des NervisJean Guillemin, à l’entame de son récit, se confie à nous : en démissionnant de son poste de ministre des affaires étrangères, il a ressenti le besoin de raconter ses souvenirs. Les mémoires d’hommes politiques, s’ils nous captivent ou nous intriguent parfois par la truculence des détails et l’importance des enjeux, peuvent aussi nous aider à comprendre le fonctionnement de la chose publique, c’est-à-dire former le citoyen qui est en nous. C’est plus vrai encore dans le cas de mémoires d’un homme politique fictif, personnage signifiant plus que lui-même, essence même de dizaines d’années d’observation journalistique de l’auteur. Le roman est une des manières de sortir du registre de l’anecdote et, paradoxalement, d’atteindre la vérité.

Jean Guillemin est donc un de ces personnages essentiels, traversant le vingtième siècle et sa violence, à la fois acteur et fin analyste, toujours sur le fil ténu de ce qu’on pourrait appeler la marge rapprochée : assez proche du centre pour assister aux coups-bas en coulisses, suffisamment distant pour en parler comme il faut. Grand lecteur, mélomane averti – s’il s’interroge sur l’artiste qui lui a vraiment appris qui il était, il répond : Beethoven – sportif dilettante, Jean passe du journalisme à la politique avec enthousiasme et curiosité, on peut dire avec talent, mais avec moins d’ambition que Marine, son épouse. Il se fait d’indéfectibles amis et d’authentiques ennemis : la palette de personnages est riche et illustre ce que le pouvoir – son exercice, mais aussi son goût, son désir inassouvi – peut faire aux hommes et aux femmes. Du conseiller ou du chef de cabinet intègre et pétri de culture latine au poulain pistonné de l’éternel sous-chef, en passant par la femme encore jeune qui se découvre un don pour la tribune après s’être crue destinée à l’ombre des grands, Rosten recrée un monde plus vrai que notre monde, un monde de manœuvres machiavéliques, de crises subites, de langue de bois, de rivalités mesquines et d’égos démesurés, de bourrage d’urnes communales et de guerres civiles qui éclatent aux confins de l’Europe. Le lecteur prendra plaisir – et s’inquiétera – à reconnaître les allusions codées à des événements authentiques : les frontières entre fiction et réalités étant poreuses, comme il se doit. Les réflexions – çà et là aphoristiques et d’une sagesse qu’on n’attend que de ceux qui en ont trop vu – elles, sont au-delà de ces frontières et leur font perdre leur sens.

L’amour, ou l’amitié, et la culture sont les seuls à sortir grandis du récit de Jean Guillemin, toujours associés – si le narrateur est amoureux fou, ce sera d’une musicienne talentueuse et dévouée à son art, s’il découvre de véritables frères humains, ce seront comme lui des lecteurs assidus d’œuvres intemporelles ; et si le bref passage de Jean Guillemin au ministère de la culture est si décevant de son point de vue, c’est en raison de son manque de moyens pour lui donner une place véritable, et de la fadeur intellectuelle de ses collaborateurs. « J’ai toujours pensé que les hauts lieux de la culture se chargent, eux aussi, d’histoire. Il n’y a pas que la plaine de Waterloo, les tranchées de Verdun ou les rues de Stalingrad pour décider du destin des peuples et des nations. » Et comme la culture reste pure aux yeux du narrateur, son style ne faillira jamais. Si l’écriture de ses mémoires l’oblige à traiter de sujets vulgaires, il refusera jusqu’à la dernière ligne de relâcher son expression, et comme il doit à la fois se souvenir et écrire, la forme a une plus grande importance que le simple emballage. Ce qui peut amener le lecteur à douter de l’entière bonne foi de Jean Guillemin – seul narrateur, donc seul vecteur d’informations et d’émotions. Jusqu’à quel point a-t-il su garder cette salutaire distance critique ? Le journaliste n’est-il vraiment pas devenu animal politique ? Et l’objectif de ces mémoires, le but véritable, est-il aussi désintéressé que le semblait son engagement ? Jean Guillemin ne donne-t-il pas, lui aussi, « aux brouillards les plus épais l’apparence d’une parfaite transparence » ? La politique a certes besoin de nervis, mais les scribes ne jouent pas un rôle moins important. C’est ce soupçon, infime mais lancinant, et les questions qu’il soulève, qui offrent au roman une de ses dimensions les plus passionnantes.