Le thriller métaphysique, genre majeur

Antoine DECHÊNE et Michel DELVILLE (dir.), Le Thriller métaphysique. D’Edgar Allan Poe à nos jours, Presses universitaires de Liège, coll. « Clinamen » n°3, 160 p., 2016, 20 €

dechene.jpg« La première valeur essentielle de l’histoire policière réside dans ce qu’elle est la plus ancienne et la seule forme de littérature populaire où est exprimée un tant soit peu la poésie de la vie moderne ». Cette phrase, écrite par le romancier G.K. Chesterton, date de 1901… À l’époque, il se trouvait bien peu de critiques pour s’aventurer à penser et à théoriser le genre littéraire emblématique de la culture de masse, par définition trivial. Et qui aurait pu imaginer que le thriller, en plus de déborder sur les terrains du social, de l’idéologique, de la morale,  pourrait jamais acquérir une dimension métaphysique ?

C’est à un poète, un philosophe et un éminent représentant de la veine fantastique, américain de surcroît, qu’il revient d’avoir signé dans la première moitié du XIXe siècle les œuvres qui allaient constituer la « matrice narratologique » du thriller métaphysique : il s’agit de l’immense Edgar Allan Poe, avec la trilogie de Dupin, soit Le Double assassinat dans la rue Morgue, Le Mystère de Marie Roget et La Lettre volée. Dans son sillage, on retrouvera Le Faucon maltais de Hammett, La Disparition de Perec, Vente à la criée du lot 49 de Pynchon, du Beckett, du James, du Borges, du Garrétta, bref une intertextualité insoupçonnablement ramifiée.

Un riche volume de contributions sur la question, dirigé par les universitaires liégeois Antoine Dechêne et Michel Delville, permet d’approcher cette veine du roman noir assez complexe à définir mais moins marginale qu’il y paraît. Comme dans le domaine francophone le sujet reste méconnu et peu documenté, autant recourir aux indispensables travaux de Mérivale et Sweeney pour apprendre qu’« un récit policier métaphysique est un texte qui parodie ou détourne de manière subversive les codes du récit policier traditionnel – tels que la clôture narrative ou le rôle du détective en tant que lecteur de substitution – en vue, ou du moins avec pour effet, d’interroger les mystères de l’être et de la connaissance au-delà du simple artifice de l’intrigue policière ».

Cette définition amène à considérer le thriller métaphysique (littéraire ou cinématographique) comme une œuvre située à l’intersection exacte de la narration et de la philosophie, mettant en procès les mêmes thèmes que la littérature taxée de « majeure » : l’identité, la culpabilité, la confrontation de la pensée à l’infini, le Mal… Et le plus troublant est que, tout en se situant dans une sphère « méta- », ce type de récit mobilise assez de processus ironiques et de ressorts purement romanesques pour captiver son lecteur. Chaque spécimen du genre est en définitive une quête menée dans un labyrinthe parfait, soit de ceux dont l’entrée et la sortie coïncident ; son intérêt réside davantage dans le mouvement spéculaire menant à la révélation ultime que dans son objet, aussitôt révélé, aussitôt escamoté. Le thriller métaphysique ? C’est au fond l’art du Roman même, porté à son comble.