Où l’on assiste en direct à l’invention de l’amour

Un coup de cœur du Carnet

Marc DUGARDIN, Lettre en abyme, Rougerie, 2016, 70 p., 13 €   ISBN : 978-2-85668-390-3

dugardinUn jour, nous naissons. Sommes enfantés par nos mères. Sommes lancés dans ce monde. Pour le meilleur comme pour le pire. Chacun, chacune, s’en sort ensuite comme il ou elle peut. Certains et certaines en écrivent des livres. Juan Gelman aura été un de ces poètes. Marc Dugardin en est un autre. Sa Lettre en abyme peut être lue, entre autres choses, comme un hommage à Lettre à ma mère de Gelman, ce frère d’écriture, pour ainsi dire.

C’est que tous deux ont un « œuf à peler ». Une histoire à vider avec leurs mères mortes. Ces boules de peur et de haine. Ces êtres qui, à leurs corps défendant, auront, en même temps que la vie, « fait cadeau » à leurs fils de leurs vieilles casseroles. Vieilles peines. Vieilles marottes qui vous bouffent l’existence. Tarissent aisément les élans.

C’est qu’également, à l’instar de son frère d’écriture, Dugardin a choisi d’écrire une lettre posthume à sa mère. Ou est-ce une lettre à Gelman ? Ou à la mère de Gelman ? Ou à toutes les mères ? Ou tout cela à la fois ? Tout commence en tout cas par une lettre à Gelman. Lettre posthume. Où Dugardin pointe ce qu’il admire dans le livre de Gelman : comme vous avez su les rendre présentes / les mères absentes !, et définit son propre projet d’écriture : C’est pour ça que j’écris // pour l’enfantement qu’elles furent // pour l’enfantement que nous sommes / leur écrivant.

D’autres lettres suivent. Posthumes également. L’une à la mère de Gelman. Une autre à la sienne. Le recueil se poursuit par des notes, extraites d’un journal intime, relatant les derniers jours de Christiane Dugardin. Des notes, ensuite, reprenant les grandes peines maternelles, la tendresse pas vraiment au rendez-vous durant l’enfance ; une maladie qui l’a clouée au lit, petite encore ; la disparition prématurée de son père ; les bombardements et les traumatismes de la guerre ; la vie la peur au ventre ; etc. Une lettre, adressée à toutes les mères, pourrait-on, celles d’Argentine et celles du Rwanda, celles d’Alep aussi, clôture l’ouvrage.

Rien de disparate, pourtant, dans ces glissements, dans ces dérapages contrôlés. Tout tourne plutôt autour « du même pot ». Renvoie à la même figure. Celle de la mère du poète Dugardin. Celle dont Lettre en abyme refuse pourtant de tirer le portrait. Refuse d’attaquer au vitriol. Refuse de faire un seul reproche :

Rassure-toi, petite mère :
ceci n’est pas
un procès à charge

Ceci n’est pas un procès

 Je t’écris
pour te délivrer une seconde fois

parce que je voudrais te rendre
à ton propre accouchement

parce que j’aime en toi celle
que ta vie n’a pas pu mettre au monde

On pourrait lire Lettre en abyme comme une paradoxale déclaration d’amour. Une patiente tentative de donner vie, de déterrer la femme aimante / enfouie / sous des tas de haine / muette. De donner corps à quelque chose qui se laissait, trop rarement, derrière la rage et la tristesse, deviner : une espèce d’ange de douceur. Quelque chose, en tout cas, qui n’aura pas eu la chance de naître. Trop empêtré dans les aléas de la vie. Trop étouffé. Quelque chose d’apaisé que la langue poétique, le maniement poétique de la langue, peut, de temps à autre, dans un coin de poème, à l’affût entre deux vers, enfanter.

Pour les fans de Marc Dugardin, Lettre en abyme pourrait être un livre important. Est, en tout cas, un de ces livres qui sont comme des « retours au ventre ». Retours à l’origine. Un de ces livres qui, loin des chapelles, des querelles esthétiques ou des mondanités, interroge les raisons profondes qu’il y a à écrire. À poursuivre, depuis

Là où vivre
pourtant a commencé

Et aimer,

nos petites et grandes créations verbales.

Vincent Tholomé