Dans l’aura des Lumières

Lumières sans frontières. Hommage à Roland Mortier et Raymond Trousson, sous la direction de Daniel DROIXHE et Jacques Ch. LEMAIRE, 2016, Hermann, publié avec l’aide de l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, 444 p., 32 €   ISBN : 9782705693022

trousson-mortierHeureuse idée que celle de rendre hommage, sous le titre Lumières sans frontières, à deux académiciens inséparables du siècle des Lumières qu’ils ont exploré, étudié, analysé : Roland Mortier et Raymond Trousson.

Dans une présentation tissée d’admiration et d’affection, Jacques Ch. Lemaire évoque les études, les précieuses contributions de chacun à la vie de l’institution.

Roland Mortier, élu à l’Académie en 1969, à quarante-neuf ans, grand spécialiste de Diderot, auteur de travaux sur Voltaire, le prince de Ligne, Isabelle de Charrière, Marivaux. Une passion non exclusive : nous lui devons des visions originales, pénétrantes, de l’œuvre de Chateaubriand, Victor Hugo, Marcel Proust, ou encore,   parmi nos écrivains, de Marcel Thiry, Octave Pirmez, Camille Lemonnier…

Il accueillait dans la Compagnie, en 1979, son élève et disciple Raymond Trousson, quarante-trois ans, saluant l’ampleur et la diversité autant que la rigueur et la précision de son œuvre (« votre fécondité déconcerte » !), et y repérant la double vocation de la recherche et de l’écriture. Les champs d’investigation de Raymond Trousson sont, en effet, très variés : la littérature comparée, les grands écrivains du siècle des Lumières, l’utopie, notre littérature de langue française : Lettres françaises de Belgique, dictionnaire en quatre volumes, composé avec Robert Frickx, plusieurs études sur la Jeune Belgique. Sans oublier l’édition des tendres Bulles Bleues. Souvenirs heureux, de Maeterlinck.

Ce maître-ouvrage, réunissant une vingtaine de collaborateurs  témoignant de la vie intellectuelle, spirituelle intense de cette époque, et de son rayonnement, nous fait voyager du prince de Ligne, composant en 1812 un Nouveau Recueil de lettres, à Baudelaire en désaccord avec son éditeur et ami Poulet-Malassis, qui se proposait de lancer une collection « Bibliothèque du XVIIIe siècle ».

Charles-Joseph de Ligne, qui n’aimait « ni longueur ni langueur »,  et s’est complu à donner de lui l’image d’un auteur désinvolte, était en réalité, expose Manuel Couvreur, « un véritable forçat de l’écriture ». Baudelaire, pour sa part, conteste les choix de Poulet-Malassis. À propos des libertins, il écarte Crébillon fils, « trop aimable » à son goût, lui préférant, observe Alain Guyaux, « ces libertins qui n’en méritent pas le nom et qui, comme Laclos, impliquent la mort dans le plaisir ».

Nicolas Cronk présente trois lettres inédites de Voltaire, retrouvées en Allemagne, montrant le patriarche de Ferney en gestionnaire avisé, vigilant, inventif, de ses affaires financières.

Un autre visage du philosophe, à travers son poème Le Russe à Paris, qu’il publie en 1760 sous le nom d’Ivan Alétoff, se dessine dans le texte intrigant d’Alexandre Stroev Les oisillons du nid de Voltaire : le mythe du poète francophone des Lumières.

S’appuyant sur son édition critique des carnets de Rivarol dont il a pu retrouver les manuscrits, édition très différente de celle des Œuvres complètes (1808), qui fit longtemps autorité, Sylvain Menant sonde la proximité de l’écrivain avec les Lumières, Voltaire surtout, dont il s’est nourri, imprégné, mais relève aussi la distance qui, sur certains points, les sépare. Pour Rivarol, les philosophes « forment une secte tout aussi ennemie de la liberté de l’esprit que celles que forment les religions ». Et Sylvain Menant de citer sa formule percutante : « La dévote croit aux prêtres, l’indévote aux philosophes ; mais toutes deux sont également crédules ». Rivarol ne partage pas non plus leur confiance dans les lois de la nature-mère, qu’il juge, au contraire, hostile à l’homme.

On découvre, sous la plume de Daniel Droixhe, la faveur que connut, dans les lettres françaises du XVIIIe siècle, le personnage historique d’Alexandre Danilovitch Menchicov qui, parti de rien, fut tour à tour homme de guerre valeureux, ministre puissant de Pierre le Grand, à la mort de qui son ambition s’exacerbe. Tombé en disgrâce, déchu, il mourra en exil dans les neiges de Sibérie… Cette figure presque légendaire inspira romans, tragédies, telle celle de Jean-François de La Harpe, Menzicoff ou les exilés, dont Daniel Droixhe détaille la création. Elle passionna et divisa la presse dont nous lisons avec curiosité les avis contrastés, souvent tranchés.

Dans le sillage de Diderot, attaché, comme l’escargot à sa coquille, à sa robe de chambre, vétuste au bout de dix-sept années d’usage quotidien, parfois la journée entière. La mode voudrait qu’il l’abandonne, comme s’il suffisait d’« avoir un bel habit pour être un bel-esprit ! », Sophie Basch se penche sur la postérité et les variantes des Regrets sur ma vieille robe de chambre.

Tenue familière, privilégiée par nombre d’écrivains, de Remy de Gourmont à Villiers de l’Isle-Adam, de Flaubert à Albert Cohen, et, entre tous, chère à Anatole France (« les silhouettes en robe de chambre, inséparables du XVIIIe siècle, ponctuent l’œuvre romanesque et autobiographique de France »), elle valut à l’inimitable Paul Léautaud d’être refoulé de l’Institut, un jour de 1953 où il se présentait à la réception de Fernand Gregh ! « Je ne vois pas du tout en quoi ma mise, mon aspect, mon genre de chapeau, pouvaient donner à reprendre », écrivait-il à Marie Dormoy, concluant d’un haussement d’épaules cette « ébouriffante histoire ».

La robe de chambre, gage de non-conformisme. Étendard de liberté…

Francine Ghysen