Jean-Claude Pirotte : un carnet et des instants

Jean-Claude PIROTTE, Traverses, Cherche midi, 2017, 96 p.,14 €/ePub : 11.99 €   ISBN : 978-2-7491-5467-1 ; Jean-Claude PIROTTE, Jours obscurs, Cherche midi, 2017, 188 p., 18€/ePub : 14.99 €   ISBN : 978-2-7491-5100-7

pirotte-jours-obscursParaissent conjointement Traverses et Jours obscurs, deux œuvres posthumes de Jean-Claude Pirotte, conçues en majeure partie en 2010 et 2011 entre Jura suisse et mer du Nord. Le « peintre-écrivain » connaît alors une période de dépression (au sens géologique, précise sa compagne, la romancière et essayiste Sylvie Doizelet à qui l’on doit la publication de ces deux textes étroitement solidaires).

Jours Obscurs est une suite de poèmes en trois parties où s’enchaînent  de courtes strophes en vers libres – formes chères à l’auteur – et frôlant parfois, comme par jeu désinvolte, la structure du sonnet. Pirotte, on le sait, n’est pas un technocrate de la métrique, mais un homme libre de toute règle et un poète de fond d’une absolue sincérité pour qui la forme s’accorde au rythme d’une musique intérieure et d’une vision aussi riche de vie et d’images que de doutes. En ces jours obscurcis par une lucidité désespérée vis-à-vis du monde, de sa démesure, de sa vulgarité galopante et de la banalisation des atrocités, ce n’est pas au passé qu’il s’accroche, mais surtout à l’éternité de l’enfance et au regard primordial, insondable et tristement confiant qu’elle pose sur les faux amis qui la trahiront  un jour.

C’est d’instants (souvenirs de jeunesse, paysages familiers, éblouissements, amitiés littéraires et autres) que se nourrit cette mélancolie aggravée par une ironie meurtrie et même par un humour teinté de cette autodérision où le désespoir le dispute à la bravade.   On touche là à ce qui se rapproche le plus – quoique avec une grande élégance – du fond même de la tristesse et de l’écœurement. Ce n’est pas sans raison, par ailleurs,  que la troisième partie (« Signes de vie » en référence à une œuvre d’Henri Thomas, auteur très cher à Jean-Claude Pirotte) porte en exergue cette citation altière:

Conjurer le malheur avec
des refrains, des airs de rebec

pirotte-traversesAprès les instants, voici le carnet, le livre jumeau qui, sous le titre Traverses, rassemble les réflexions jetées sur le papier au cours de ces années de plomb. Au-delà de la rêverie inspirée par la magie des paysages jurassiens (et de l’ancienne maison de douane où il séjournait) ou par celle des polders, ces notes dûment datées expriment les désarrois d’un homme fatigué, enchaîné au tabac qui lui « encrasse » les poumons, mais surtout doutant de soi et désabusé jusqu’aux dérives de l’auto-flagellation. Notamment quand il clame à propos de ses livres et de sa peinture : Tout est faux, et restera faux. À quoi bon ? Mais il faut bien s’occuper.

Au passage, il évoque volontiers les écrits de ses amis de plume, de pensée ou de cœur. Comme Dhôtel, Thomas, Ramuz, Bachelard et bien d’autres, mais c’est surtout la relecture de Déposition, le journal de Léon Werth, l’écrivain libertaire (ami de Saint-Exupéry et dédicataire du Petit Prince) qui va en quelque sorte le galvaniser et – façon de parler – jusqu’à donner à ce grand pacifiste « des envies de meurtre, ou de suicide ».  Ce réquisitoire de Werth, prononcé au sortir de la guerre contre la République française, contre son indignité, contre les potentats qui tuent la liberté et contre une civilisation deshumanisante, va susciter chez Pirotte l’évidence d’une comparaison plus contemporaine et une diatribe musclée, digne de Bernanos qu’il révère. La cible : « un personnage dont le caractère relève de la simple psychiatrie infantile – colérique, brouillon, vaniteux, autoritaire, fébrile, ignorant au point de friser l’imbécillité… ». Autant de blasons dévolus à Nicolas Sarkozy et porteurs de leurs effets : le « dévoiement d’un régime de gouvernement, mais aussi, plus gravement, la déchéance d’un peuple, et de sa civilisation ».

Après cette salubre et coléreuse mercuriale, c’est à nouveau un certain découragement qui prévaut, assorti de problèmes de santé. (Les poumons notamment, ce qui ne l’empêche pas d’ironiser sur la chasse forcenée aux fumeurs, mais aussi sur d’autres aimables pratiques : « il y aura bientôt des fumeurs clandestins traqués et renvoyés par charters dans leur pays d’origine où ils seront embastillés ». Quant aux fabricants de cigarettes, « ils seront reconvertis dans l’industrie militaire et l’armement nucléaire, voire, ou mieux encore, chimique, plus conforme à leur « expertise » comme on dit »).

Au fil des jours, le moral ne s’améliore pas : « Et tout est morbide en ces jours et ces semaines noirs ». Toutefois, c’est sur une devise à la fois fière et lucide, puisée chez Jacques Chardonne, que Jean-Claude Pirotte conclut ces superbes Traverses, aussi attachantes que l’amicale et puissante fragilité de leur auteur : « vivre dignement dans l’incertain ».

Ghislain Cotton

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