Aux vérités enfouies

Un coup de coeur du Carnet

Caroline DE MULDER, Calcaire, Actes sud, 2017, 210 p., 21 €/ePub : 14.99 €   ISBN : 978-2-330-07333-6

de-mulderAprès Bye bye Elvis (2014), qui retraçait la descente aux enfers et le décès de la grande star, Caroline De Mulder revient en terres mosanes et elle y décline un polar sombre à l’issue improbable. Sur les talons d’un policier, elle nous entraîne dans une enquête aux indices dispersés et aux contours indécis.

Tout débute avec les craquements d‘une villa prête à s’écrouler dans laquelle s’apprête Lies, une jeune femme qui ignore le danger qui la menace. Sans que nous sachions ce qu’il advient d’elle au terme du compte à rebours, l’effondrement se produit et mobilise les services de secours.  À leur suite,  le Luitenant Frank Doornen arrive sur les lieux et débute une enquête qui prend vite une tournure impossible. Ce qui est certain, c’est que l’immeuble appartient à Orlandini, cet homme d’affaires local connu de tous et impliqué dans de douteux trafics. Pourtant, sans que les forces de l’ordre aient pu connaître le fin de mot de l’affaire, ni avoir la certitude que l’immeuble était vide, l’affaire est classée par le commissaire de police sous l’étiquette effondrement et les travaux de déblaiement débutent sans attendre tandis que l’on chasse les curieux. Cette conclusion n’est pas de nature à satisfaire Doornen, qui en pinçait pour Lies son amante et qui est prêt à tout faire pour la retrouver. Soit, il poursuivra seul, ses supérieurs sont habitués à ses activités hors cadre. Parmi les décombres, dont il a pris des photos, il trouve un autre curieux répondant au nom de Tchip, qui semble attiré sur les lieux par des motifs du même ordre.

Enquêter dans l’entourage d’Orlandini s’avère cependant plus compliqué encore que prévu. Dans le sillage interlope de cet individu louche et grand amateur de jeunes femmes, les langues ne se délient pas volontiers. Au cœur des villages glauques, tout se sait, mais rien ne se dit, surtout quand cela concerne l’homme redouté. Chacun a de bonnes raisons de se taire et de brouiller les pistes, même si les haines bouillonnent au son du nom de cet homme omniprésent. Si Tchip, informaticien un peu fou spécialisé en récupération de matériaux précieux dans les ordinateurs usagés qu’il éventre, se montre très loquace et accueillant, aucune piste sérieuse ne se dégage de son intarissable babil. Seul s’impose comme une constante un signe tagué sur les lieux et que Doornen retrouve tout au long de sa recherche. Notamment sur les ruines d’une autre maison anéantie par une explosion, elle aussi propriété d’Orlandini et qui abritait une autre de ses anciennes amantes. Il s’agit d’un S détourné, dont le Luitenant apprend qu’il tient lieu de signe de ralliement pour un groupuscule d’extrême-droite de la région. Avec en arrière-fond, des querelles linguistiques, de puissantes et troubles racines dans la seconde guerre mondiale et des soubresauts récents survenus à la faveur des populismes florissants. Mais toujours pas la clé de l’énigme. C’est que l’essentiel reste invisible pour les yeux tant que l’on se contente de fouiller en surface de la terre dans cette région karstique truffée de grottes aux galeries interminables. Ainsi, le sous-sol aux effondrements soudains et où coulent les ruisseaux souterrains figure-t-il à merveille l’univers brouillé dans lequel il convient de débusquer les indices cachés derrière ce que les gens veulent bien en dire. Encore faut-il que Doornen dompte ses propres démons et qu’il fasse une pause pour garder l’esprit clair, lui qui grille cigarette sur cigarette et dont le lever de coude est rapide, quand il ne tâte pas d’autres expédients. C’est dire si cet homme a la peau dure et le cœur tendre et que la disparition de Lies le plonge dans le plus profond désespoir, le renvoyant à ses vieilles impasses. Dans cet imbroglio d’hommes et de femmes meurtris, les proies sont multiples, la laideur est omniprésente, les rancunes sont tenaces et les rites purificatoires inattendus. Les étapes pour dénouer le sac de nœuds de ce mystère se succèderont pourtant avant le retour à la lumière et à la sérénité inespérées.

Caroline De Mulder semble évoluer à nouveau avec grande aisance parmi tout ce petit monde d’entre-deux, comme elle avait il y a peu donné vie aux intrigues serrées de l’entourage d’Elvis. De culture bilingue, elle campe avec brio un univers frontalier étriqué qui alterne français et flamand comme une manière d’annoncer une réversibilité savamment entretenue. Truffé de proverbes et d’expressions en néerlandais (traduites dans la foulée), qui renvoient le plus souvent à une société passée et compassée, le texte lui-même semble hésiter entre les deux langues, entre jadis et le présent. Rédigé en un phrasé parfois haletant, celui des gens qui ne peuvent trouver la paix, ce roman noir malmène le langage en même temps qu’il lui réserve des pépites pour dire l’espoir, la volonté tenace de retrouver la clarté et de chanter l’amour plus fort que toutes les turpitudes et les malheurs qui frappent inlassablement les hommes et les femmes.

Thierry Detienne