Lucien François, un architecte bruxellois au pays du Guépard

Coup de coeur du Carnet

Lettres de Sicile. Un architecte belge à Palerme, 1919-1921, enquête et récit d’Alice VERLAINE-CORBION, AAM Éditions, 2017, 228 p., 24 €, ISBN : 978-2871433248

verlaine corbion« Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. » Cette phrase tirée du Guépard, le film que Luchino Visconti réalisa en 1963 d’après le roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, conviendrait bien en sous-titre à l’étonnante aventure vécue en Sicile par un jeune architecte bruxellois, Lucien François, au tournant des années 1920.

Certes, l’époque n’est plus celle des révolutionnaires de Garibaldi, mais l’île que découvrent Lucien François (1894-1983) et son épouse Lia Heylighen (1886-1970), connaît à nouveau des soubresauts, préludes à de grands changements. Le couple, qui séjourne à Palerme d’août 1919 à septembre 1921, n’est pas en Sicile à l’occasion d’un « Grand Tour » artistique de l’Italie, ce qui aurait pourtant beaucoup plu à l’artiste peintre qu’était Lia, et au dessinateur, architecte autodidacte, qu’est le jeune Lucien François. Il a 25 ans, elle est de huit ans son aînée. Il vient de signer un contrat avec la Société belge des Tramways de Palerme, comme architecte et chef des constructions immobilières, pour un projet d’une envergure colossale : développer un réseau de lignes de tramways entre Palerme et sa périphérie. Et en même temps, assurer la construction d’une cité balnéaire haut-de-gamme dans la baie de Mondello, à douze kilomètres de là : Grand Hôtel, kursaal, établissement de bains, terrain de golf, et des dizaines de villas individuelles…

Lucien François, puis son épouse Lia, tiennent une correspondance régulière mais sans fioritures, avec leurs proches restés en Belgique. Durant les deux ans de leur séjour, ils vont donner très régulièrement des nouvelles à leurs familles respectives, et livrer ainsi une sorte de journal de voyage. Il mêle aussi bien les détails les plus simples et banals de la vie domestique que les excursions dans la région, les rencontres avec les habitants, les sorties en ville, les descriptions de paysages – qui donnent également lieu à la réalisation d’aquarelles, de photographies et de croquis. C’est à partir de cette correspondance et de ces nombreux documents, déposés à la Fondation Civa à Bruxelles, qu’Alice Verlaine-Corbion a élaboré ce petit livre élégant, à la fois enquête et récit, nourri des illustrations de l’époque, et à l’écriture finement ciselée, ce qui ne gâche rien.

Revendications populaires et montée du fascisme

Il faut bien sûr un peu de temps, au lecteur du XXIe siècle comme au jeune couple venu du Nord, pour entrer dans cet univers sicilien marqué par la lumière, le soleil, la sauvage et poussiéreuse beauté de la nature. Mais aussi, comme dans Le Guépard un demi-siècle plus tôt, pour pénétrer et comprendre les arcanes d’une société qui reste figée sur les splendeurs aristocratiques d’antan, et se heurte frontalement aux aspirations nouvelles de la bourgeoisie – ainsi qu’aux revendications sociales de plus en plus nombreuses d’une classe ouvrière et paysanne soumise au dénuement et à des conditions de vie extrêmement précaires. Ainsi que le montre à l’envi leur correspondance, la fin de séjour du couple François est marquée par la pénurie de denrées alimentaires, pain, pâtes, eau, et l’augmentation du coût de la vie. Et donc par des grèves de protestation de plus en plus nombreuses, dans les postes, les chemins de fer, les services urbains de balayeurs… Comme l’ensemble de la péninsule, la Sicile éprouve du mal à résorber les conséquences économiques désastreuses nées de la Grande Guerre. La non-reconnaissance de certaines revendications territoriales italiennes par les forces alliées, et les violences de milices d’anciens combattants dévoyés, renforcent un nationalisme ultra dont Benito Mussolini sera l’artificier mortifère. Aux élections de mai 1921, un premier bloc de trente-cinq députés fascistes est élu. Ils sont encore minoritaires. Mais en octobre 1922, un an après le retour de Lucien François à Bruxelles, Mussolini est nommé à la tête du gouvernement. Avec les conséquences sinistres que l’on connaît.

Ascension sociale

Cette incursion dans la société sicilienne est aussi l’occasion de dresser en filigrane le portrait d’un couple, fraîchement marié, et dont les aspirations, idéalistes et pleines d’empathie, ne doivent pas non plus faire oublier le désir d’ascension sociale. Lucien François souhaite combler, par une réussite professionnelle, ses origines modestes et son absence de diplôme d’une grande école. Mais il garde néanmoins – et heureusement – un sens de la mesure, allié à un manque d’assurance : il doute souvent, hésite sur ses orientations professionnelles, son credo architectural évolue, inspiré par Frank Lloyd Wright, mais sans être réellement moderniste. Lucien François deviendra professeur de mobilier à La Cambre, président de la Société centrale d’Architecture de Belgique, et frère maçon estimé. Son épouse Lia aurait pu être une artiste de talent. Elle ne renouera que tardivement, au début des années 1950, avec la peinture. Mais l’un et l’autre resteront dans nos mémoires, grâce à cette expédition sicilienne dont Alice Verlaine-Corbion a su si bien nouer les multiples fils colorés.

Pierre Malherbe