Où, tout à coup, nos bibliothèques ont un air de jungle à grands singes

Un coup de cœur du Carnet

Christophe VAN ROSSOM, Orion, de nuit, La Lettre Volée, 2016, 168 p., 20 €, ISBN : 978-2-87317-480-4

van rossomDécidément, ces temps-ci, pas mal d’entre nous, poètes ou poétesses, auteurs ou autrices, font de la résistance, on dirait. Laissent transparaître, en tout cas, dans leurs écrits une belle inquiétude quant à l’époque. Comme s’il importait de tenir bon, de persévérer, chacun, chacune, dans sa voie, dans un temps où, pour le moins, rien ne va plus comme avant. Rien – ou pas grand-chose – n’étant plus vraiment vaillant sur ses quilles pour passer sans trop d’encombre le cap. Glisser, sans trop de mal, dans « l’ère nouvelle », celle qui, tout à la fois, pointe déjà le bout de son nez et tarde à venir, avons-nous l’impression.

Bon.

Rien de nouveau là-dedans : si l’on y réfléchit, ça ne date ni d’hier ni d’aujourd’hui, cette impression de vivre dans un monde qui se délite, perd ses repères, bascule dans une ère où l’on considère l’être humain – avons-nous l’impression – comme une « chose », une variable d’ajustement, un nombre dans une colonne de nombres, etc. La littérature du XXe siècle regorge d’œuvres faisant, directement ou indirectement, allusion à cet état de fait. Mais disons que, peut-être, cette déliquescence est plus perceptible aujourd’hui qu’hier. Voilà. Disons cela : aujourd’hui, globalement, tout cela est « sorti des livres », en quelque sorte. Tout cela se vit quotidiennement dans le quotidien de nos vies, tout cela est visible ou palpable dans l’air ambiant.

Pas étonnant, dès lors, que l’on retrouve l’affaire jusque dans les écrits les plus « littéraires » – je veux dire : les plus érudits, les plus attachés à la tradition littéraire –.

Pas étonnant, dès lors, que l’on retrouve l’affaire jusque dans Orion, de nuit, dernier recueil en date de Christophe Van Rossom. Un livre de résistance. Un livre de poèmes qui fait la part belle aux mythes, aux grands récits anciens – mais pas que –.

Dans son introduction, Christophe Van Rossom constate :

L’organisation politique, économique et sociale du monde est abjecte. Ce qui prévaut, c’est le chaos des « intérêts » démultipliés. C’est le concert parasitaire des discours intéressés. C’est l’absence de pensées et de paroles hautes. C’est l’éternelle loi de la gravité qui attire chacun vers ce noyau dur de médiocrité, d’apathie, de petitesse et de bas calculs.

À la fin du recueil, Van Rossom, tirant le portrait de ses contemporains, précise :

Ils inévoluent dans le vide, le vain ou le vague (…) Assassinent leurs désirs faute de s’y mesurer. Répondent à toutes les sollicitations. N’ont jamais pris le temps de regarder en arrière (…) Toutes les indications, ils les suivent, consciencieusement (…) Ils ont dûment complété les questionnaires et remplissent les exigences grises avec fierté (…) Au courant des nouvelles, ils les commentent et, informés, apprécient la situation du monde avec clarté (…) La mort copule dans leur bouche, défèque dans leur âme, rouille chacun de leurs gestes.

Entre ces deux constats, Christophe Van Rossom nous balade. Littéralement. Littérairement. S’approprie, façon Borges, façon La Fontaine ou Lévi-Strauss, des textes sources, mythiques. Des textes qu’il ne recopie pas fidèlement. Qu’il ne traduit même pas. Des textes prétextes à développer son art. Sa pensée. Des textes prétextes à nous sortir de l’ornière. À nous faire toucher du doigt, du bout de la langue, la « grande santé », si chère à Nietzsche, ou à Rimbaud. Cela donne des proses décapantes. Limpides comme peuvent l’être celles d’un Pascal Quignard, ce grand frère, ce maître ès écriture. Cela pense. Vivifie. Rend tonique. Ne ressemble à rien d’autre. « Met en scène », pourrait-on dire, quelques-unes de nos plus grandes figures de chasseurs, de sauvages : Ulysse, Orion, Artémis, Conan le Barbare (mais oui !), Batman (mais oui !), Didon, Énée, Les Parques, etc. Non que Van Rossom serait un vieux bougon, un foutu nostalgique. Un de ces érudits pour qui, mais oui, la littérature, c’était mieux avant. Plus « pur ».

Non.

Pas vraiment de passéisme chez Van Rossom.

Juste la nécessité de prendre la mesure de ce qui s’est perdu. Juste le besoin fou de prendre la mesure de ce que, délibérément, notre époque « civilisée » et ses « civilités » laissent de côté : cette part obscure, cette part sauvage, indomptée que Van Rossom, en bon chasseur, traque dans la forêt de sa bibliothèque, dans les grands récits mythiques. Juste oser ce pari aussi : croire que ce qui a eu lieu avant, aura encore lieu après, quand on aura, disons, refermer l’époque, la parenthèse de l’époque. Juste oser ce pari encore : notre époque est une nuit opaque, traversons-la au radar, à l’instinct, nous laissant guider par les chasseurs aveugles. Les Enkidu sumériens, les gnostiques, les Casanova. Tous ceux, toutes celles qui, à leur manière singulière, ont – en vrai ou dans l’imagination de leurs auteurs – vécu hors zone. Hors passage clouté. Ou dans la plus extrême révolte.

La ruine du monde ne doit en rien ruiner nos vies. Nous ne sommes pas que des êtres sociaux, que des marchandises mal négociées. La nuit, les hauts instincts du Devenir peuvent nous appeler à des tâches heureuses. Le domaine du sang ne demande qu’à être dûment exploré (…) Deux corps qui s’aiment sans souci du dehors sont la seule révolte, la plus pure insoumission. Nouer dans l’éphémère deux solitudes est la plus désirable des fêtes.

Orion, de nuit, un livre de poésie ? Non. Pas que. Un manifeste, aussi. Une façon pour Van Rossom d’affirmer sans détour la nécessité qu’il y aurait à considérer nos bibliothèques comme des jungles à grands singes, des zones sauvages à explorer encore et encore, des zones sauvages où l’on traquerait, en chasseur paléolithique, des proies plutôt que du gibier. Des animaux et des êtres vivants susceptibles de nous rendre plus joyeux, intensément ou magiquement plus vivants. Ou tout sales. Tout ébouriffés. Le sourire aux lèvres. Carnassier.

Vincent Tholomé