Où l’on s’initie avec joie à la stripoésie

Un coup de cœur du Carnet

Kenny OZIER-LAFONTAINE et Vincent LEFÈBVRE, Bulles (stripoétiques), Maesltröm, 2017, 86 p., 10 €, ISBN : 978-2-87505-284-1

ozier lafontaineOn peut toujours bougonner. Déplorer, par exemple, que, de nos jours, la poésie soit, plus que jamais, le parent pauvre de la littérature. Soit, plus que jamais, victime des clichés ayant cours dans les médias et dans l’esprit de ses lecteurs potentiels, etc.

Oui mais.

On peut aussi prendre la tangente. Arrêter de faire sa vierge stupéfiée et outrée. Prendre le taureau par les cornes. Décider de s’enthousiasmer. D’être sensible, coûte que coûte, à tout ce qui se passe d’intense, un tant soit peu d’intense. À tout ce qui, au pif, semble nous montrer de nouvelles voies, nouveaux chemins grisants. Peu importe le sentier suivi, d’ailleurs. Du plus hyper classique au plus résolument expérimentale.

Alors, des noms ? Des noms de jeunes poètes dont les démarches peuvent soulever les cœurs ? Allez, oui. D’accord. En voilà au moins un. Et un fameux. Kenny Ozier-Lafontaine. Dit Paul Poule.

Kenny Ozier-Lafontaine a la petite trentaine – ou même pas –. Il écrit, dessine, peint, filme, depuis toujours. Il écrit, dessine, peint, tous les jours. En solo. Ou en compagnie d’amis, d’amies. D’autres plasticiens. Il couvre, tous les jours, de poèmes, de notes, de dessins, des pages et des pages de volumineux carnets. Travaille ainsi, au quotidien, à faire surgir un joyeux bestiaire. Un bel éventail de créatures mi-réelles mi-fantasmées. Prenant corps dans notre vieux fond humain. Vieux fond d’angoisses et de désirs. Vieux fond où crèchent nos monstres du dedans, comme on dit. Vieux fond sensible aux monstres extérieurs. À ce qui, au dehors, est prêt à nous bouffer la rate. Les dessins et écrits de Paul Poule fonctionnent alors comme des éclairs. Des fulgurances surgies du néant. Ou des fissures d’un mur. Ou des failles persos. Totalement privées. Totalement méconnaissables pourtant. Transfigurées par le travail. Le lent et patient travail quotidien. C’est percutant. Nous touche en plein cœur. C’est un labeur sans fin. Joyeux et sans fin. Depuis des années, Kenny Ozier-Lafontaine, alias Paul Poule, nous livre ainsi un poème par jour sur les réseaux sociaux. Généralement sur Facebook. Tous les jours, depuis des années, on peut ainsi suivre le gaillard. Lire, au quotidien, une bribe, toute petite portion de ce qu’il aura « vu », fait naître, inventé. Une bribe, toute petite portion, toute petite pépite, extraite  du lointain monde intérieur. Une bribe généralement illustrée par un de ses multiples amis ou amies.

Un de ses comparses réguliers est Vincent Lefèbvre.

Ensemble, ils viennent de co-signer Bulles, superbe suite de « stripoétiques », comme ils disent. Dans Bulles, ils renouvellent, à leur manière, ô combien vive et décapante, les relations multiséculaires entre textes et images. Flirtant, de façon inventive et tout à fait inédite, avec la bande dessinée. Du strip, comme on dit. Chaque « poème » se déclinant sur deux ou trois cases, vivement colorées. Paul Poule et Vincent Lefèbvre réalisant l’un et l’autre un formidable tour de force : faire en sorte que, la plupart du temps, le texte n’illustre pas l’image et vice versa. Faire en sorte que texte et image se renvoient l’un et l’autre la balle sans que, pour autant, ils se chevauchent. Le texte donnant naissance à l’image ou vice versa – impossible, à la lecture de Bulles, d’en décider. Tant mieux. De sorte que Bulles est à la fois un livre hybride, mi-recueil de poèmes ultra-courts, mi-bouquin de bandes dessinées. De sorte aussi que Bulles est un livre deux en un : les poèmes y suivent leur propre chemin, leur propre logique, les cases du strip y suivent les leurs. De sorte que Bulles est un livre indécidable. Où aucun des genres – poésie ou BD – ne tire la couverture à soi. Où jamais l’écrit ne prend le pas sur le dessin. Et inversement. Un grand art de l’équilibre. Où l’on assiste, sous nos yeux, à la parfaite rencontre entre deux univers, deux lascars singuliers. À la démarche ultra puissante. Et, ô miracle, aucun des deux n’en ressort amoindri. Aucun des deux n’ayant à pâtir de la rencontre.

Cela donne par exemple ceci :

ozier bulles 1

Ou ceci :

ozier bulles 2

La plupart de ces « stripoétiques » ont déjà été vus et lus sur le net. Pour les fans, il y aura un grand bonheur à les retrouver assemblés en un livre. À constater que ce que l’on devinait, de loin en loin, à les découvrir un à un sur le nt, se confirme : oui, cette façon de faire, cette façon de faire se côtoyer deux « genres », est réellement neuve. Apporte en tout cas une fameuse bouffée d’air frais. C’est que Paul Poule et son comparse sont résolument de leur temps. Ont pris acte d’une des logiques d’aujourd’hui. Celle ayant cours sur le net. Celle qui nous fait zapper, nous, utilisateurs, d’une image à l’autre, d’une info à l’autre. Sans rien vraiment retenir. Celle qui nous fait préférer les slogans aux articles de fond, les images rapidement consommables aux agencements subtils.

À leur façon les « stripoétiques » jouent de cela. Ont la force des choses éphémères : la capacité, malgré leur brièveté, d’attirer notre œil. De capter notre attention. D’être des présences, malgré tout. D’être des objets susceptibles de laisser des traces dans nos mémoires, malgré tout. Créer de tels objets, susceptibles de demeurer plus de deux secondes dans nos esprits en constante balade, n’est pas à la portée des premiers venus.  Il y faut mettre pas mal de santé. Pas mal de joie aussi. Y laisser une part belle à l’intuition. À ce qui vient sur le papier par inadvertance. Au hasard.

Et pour l’écriture : il faut avoir aussi un sacré sens de la forme courte. Un sacré sens de la phrase. Non de l’aphorisme ou du haïku – Kenny Ozier-Lafontaine n’écrit pas d’aphorisme, n’écrit pas de haïku. Pondrait plutôt de la phrase. Du slogan bâtard. Possède en tout cas cet art rare de créer, en quelques mots, quelques images, un objet singulier. Mémorable. Une bribe d’histoire inoubliable. Comme si la phrase, plutôt que le paragraphe, ou la strophe, ou le vers, le chapitre, etc., était ici l’unité de mesure. L’unité poétique de mesure. L’unité poétique minimale à travailler, au corps à corps, au quotidien, dans la joie et dans le rire.

Tout cela fait de Bulles un ouvrage, mais oui, hautement recommandable. À lire et à relire, tranquillou, chez soi, ou dans les salles d’attente. Où l’on voudra, en fait.

Vincent Tholomé