Écriture, lune de miel, et autres abeilles

Un coup de cœur du Carnet

Jean-Philippe TOUSSAINT, Made in China, Paris, Minuit, 2017, 188 p., 15 €/ ePub : 10.99 €, ISBN : 9782707343796

toussaint made in chinaDans Made in China, entre roman, fiction et réalité, l’auteur de Football retrace ses tribulations de tournage dans l’ancien Empire du Milieu.

On avait laissé Jean-Philippe Toussaint nous dévoiler, durant l’été 2015, une robe toute en miel, portée par une mannequin lors d’un défilé de mode, et poursuivie par un essaim d’abeilles : son court-métrage The Honey Dress, réalisé en Chine à partir d’un épisode de son roman Nue, était alors présenté à Bozar, durant l’exposition « Les Belges. Une histoire de mode inattendue ». Lorsqu’on a proposé à Jean-Philippe Toussaint d’effectuer un premier voyage en Chine, et qu’on lui a demandé quelles étaient ses conditions, l’écrivain et réalisateur n’en n’a formulé qu’une : « Rester longtemps. » C’est sans doute pour cela que, depuis le début du 21e siècle, et bien avant The Honey Dress, il s’est rendu à plusieurs reprises à Pékin, à Shanghai, à Guangzhou, à Changsha, à Nankin, à Kunming, à Lijiang. Et qu’il est revenu encore à Guangzhou. Nous qui ignorons beaucoup de choses sur la Chine (vous avez une idée des distances séparant ces mégapoles, vous?) et notamment de ce qu’il en est là-bas du monde de l’édition (pour ne s’en tenir qu’au mandarin), nous n’imaginions pas qu’il y ait eu pratiquement à chaque fois derrière ces voyages, son éditeur chinois (accessoirement aussi, celui de Beckett et de Robbe-Grillet). À la fois homme de lettres, professeur aux Beaux-Arts, directeur d’un centre d’art, peintre estimé, Chen Tong, c’est son nom, est également chef d’entreprises en tout genre, producteur de films, et le “leader of the gang” de quelques jeunes Cantonais qui gravitent dans son orbite et ses affaires, là où le commerce et les arts ont souvent partie liée.

Les tribulations d’un créateur en Chine

C’est donc grâce aux capacités multiples et souvent inattendues de Chen Tong, qui (sans avoir lu le scénario de son écrivain-réalisateur…) sait dénicher aussi bien un Boeing, un musée ouvert la nuit, un haras, un apiculteur, une mannequin russe ou ukrainienne, que Toussaint put envisager le tournage de The Honey Dress, si essentielle dans la saga créatrice de Marie Madeleine Marguerite de Montalte, au cœur des quatre romans que lui a consacrés l’écrivain. Car souvenez-vous de Nue:

La robe en miel était le point d’orgue de la collection automne-hiver de Marie. À la fin du défilé, l’ultime mannequin surgissait des coulisses vêtue de cette robe d’ambre et de lumière, comme si son corps avait été plongé intégralement dans un pot de miel démesuré avant d’entrer en scène. Nue et en miel, ruisselante, elle s’avançait ainsi sur le podium en se déhanchant au rythme d’une musique cadencée, les talons hauts, souriante, suivie d’un essaim d’abeilles qui lui faisait cortège en bourdonnant en suspension dans l’air, aimanté par le miel, tel un nuage allongé et abstrait d’insectes vrombissants qui accompagnaient sa parade.

Relire cette scène, c’est déjà en souligner le caractère essentiellement littéraire, un fragment tiré d’un ensemble, une sorte d’évidence face à ce que représente la puissance musicale de l’écriture romanesque. Transformer en images et en sons – ici, les compositions du Delano Orchestra, qui accompagne Toussaint, après Jean-Louis Murat – ce fragment d’un livre, en Chine (pour des questions budgétaires), tout en lui donnant une dimension autre que celle d’une simple illustration, c’était déjà un drôle de pari. En faire à présent un nouveau livre, ce Made in China de près de deux cents pages, n’était-ce pas pousser le bouchon un peu loin, prendre le risque d’une mise en abyme également un peu vaine ? L’auteur de L’urgence et la patience (Minuit, 2012), ne manque pas de se poser la question, tout en mesurant que ce livre-ci serait bien davantage une sorte de Journal sur ses relations avec la Chine, sur l’imprévisibilité des situations qui s’imposent à lui, et sur le caractère  éminemment hasardeux de toute création, qu’elle soit romanesque ou cinématographique.

Hasard et effraction

Au fil des pages et des personnages, masculins et féminins, qui y font leur apparition, on retrouve le narrateur que l’on connaît, à la fois ballotté par les menus évènements qui sont la marque de chaque séjour, de chaque voyage, dans une culture étrangère, en proie aux quiproquos que sa faible connaissance de la langue chinoise induit inévitablement, parfois dépassé par l’enchaînement des séquences presque muettes qui agitent l’entourage de son producteur et ami, mais sans que, finalement, son flegme bon enfant n’en subisse le contrecoup.

 

Philosophe, l’écrivain-réalisateur disserte avec calme et mesure sur l’impossibilité de pouvoir tout contrôler. « On n’en est pas moins créateur si on est capable d’accueillir le hasard dans son œuvre », remarque-t-il très à propos. Et heureusement pour lui : en Chine, rien, ou presque, ne se passe comme il pouvait l’imaginer l’instant d’avant, tout lui échappe, l’imprévu débarque à tout bout de champ/contre-champ, et l’accidentel de la vie « entre par effraction dans l’œuvre et la met en mouvement. » Ainsi doit-il en aller du lecteur de Made in China, qui lui aussi, ne doit attendre de ce livre qu’une sorte de permanence de l’impromptu, quand il devient évident qu’il est inutile de vouloir anticiper sur le contenu du récit qui va continuer à se dérouler sous ses yeux : après tout, même si le créateur ne contrôle rien, c’est quand même lui qui impose la marche à suivre.

Pierre Malherbe

toussaint MMMMÀ signaler, toujours chez Minuit, la parution en poche de Nue, collection « Double » (192 p., 7 €), et l’édition en un seul volume (704 p., 29 €), de M.M.M.M., reprenant les « quatre saisons » de la vie de Marie Madeleine Marguerite de Montalte : Faire l’amour (2002), Fuir (2005), La Vérité sur Marie (2009), et Nue (2013).