Verhaeren, un Everest de poésie

Émile VERHAEREN, Poésie complète, Archives et Musée de la Littérature et Renaissance du Livre, coll. « Archives du Futur »2016, Tome 9, Poèmes en prose, 298 p., ISBN : 9782507054557 ; Tome 10, Les Forces tumultueuses, La Multiple Splendeur, 487 p., ISBN : 9782507054564 ; Tome 11, Les Ailes rouges de la Guerre et Autres poèmes (1914-1917), 359 p., ISBN : 9782507054571.

verhaeren 9Les Archives et Musée de la Littérature poursuivent lentement, dans la collection « Archives du Futur », la réédition critique des poèmes de Verhaeren, entamée en 1994. Viennent de paraitre le tome 9, Poèmes en prose ; le tome 10, Les Forces tumultueuses et La Multiple Splendeur ; le tome 11, Les Ailes rouges de la Guerre et Autres poèmes (1914-1916). Trois volumes aux contenus très contrastés, d’un grand intérêt littéraire, mais dont l’édition présente de regrettables fragilités.

Publiés par Verhaeren de 1886 à 1895, les quarante-six « poèmes en prose » n’avaient jamais, à ce jour, fait l’objet d’une édition complète. Petite méditation circonstancielle, chacun reflète et transcende une expérience vécue par le poète : mendiants en Espagne, statue féminine dans une ville de Thuringe, bœufs de Biscaye, etc. Les contraintes rythmiques et phonétiques de la versification étant écartées, les textes sont d’une écriture moins condensée, partant moins forte, malgré leur sensibilité vibrante. Signée par Jean-Pierre-Bertrand et Aurélie Mellen, l’introduction très fouillée situe avec précision les « poèmes en prose » dans l’évolution de Verhaeren et dans le contexte de l’époque. Par contre, nulle bibliographie récapitulative ne clôt l’ouvrage. Plus gênant : il est annoncé p. 45 que « les variantes des manuscrits et/ou des revues seront exposées en face du texte, sur le verso de la page qui le précède. »  Or, il n’en est rien. Cette disposition, plus confortable pour le lecteur, est pourtant de règle dans les autres volumes. Quant aux poèmes de Verhaeren, ils présentent plusieurs coquilles ou bizarreries : « Koeningsberg » pour « Koenigsberg » (p. 59, var. 12-13), « mes temps » pour « mes tempes » (p. 63, l. 11), « puissetil » pour « puisse-t-il » (p. 125, l. 28), « de gauche? à droite » pour « de gauche à droite » (p. 161, l. 12), « estce » pour « est-ce » (p. 241, l. 13), « paradis marins. » pour « paradis marins ? » (p. 251, l. 7), « Paris Rome » pour « Paris, Rome » (p. 256, l. 31), « matinal. Longtemps » pour « matinal, longtemps » (p. 271, l. 23).

verhaeren 10De telles négligences font planer un doute sur la fiabilité générale de l’ouvrage, pourtant sous caution scientifique des A.M.L.  Récidives embarrassantes : l’introduction du volume 10, due à Laurence Boudart, ainsi que la conférence de Verhaeren reproduite en fin de volume, comportent elles aussi plusieurs fautes de citation ou de graphie, ainsi « vivant et sains » pour « vivant et sain » (p. 14), « l’obstacle de demain » pour « l’obstacle demain » (p. 23), « envers les être » pour « envers les êtres » (p. 475), etc.  Par contre, les textes de Verhaeren établis par Michel Otten semblent irréprochables. L’on s’en réjouit, car Les Forces tumultueuses (1902) et La Multiple Splendeur (1906) sont sans conteste deux recueils majeurs, dont la thématique manifeste une confiance quasi illimitée en l’avenir de l’humanité, ses capacités conquérantes, son progrès moral et intellectuel en harmonie avec la nature. Quant à l’expression, elle témoigne à la fois d’une vigueur, d’une maitrise et d’une créativité exceptionnelles, soutenues par une métaphorique et une versification novatrices. On retrouve ces mêmes qualités, mais au service d’une cause tout autre, dans le tome 11, ensemble de poèmes écrits à la suite de l’invasion allemande en aout 1914. Se sentant trahi par un pays qu’il croyait ami et partageant son rêve européen, Verhaeren se livre à un réquisitoire vengeur contre la barbarie guerrière, évoquant la résistance des forts de Liège, l’exode des civils, la menace des Zeppelins, l’incendie d’Ypres, les hôpitaux militaires, etc.  La préface de Marc Quaghebeur parait un peu succincte, mais l’auteur annonce qu’il réserve à un volume ultérieur l’essentiel de ses commentaires. verhaeren 11Comme le tome 10, celui-ci s’achève sur un intéressant cahier de photographies.

Fixée au départ à douze tomes, la réédition en comptera probablement quatorze, le douzième contenant Les Flammes hautes et Les Blés mouvants, le treizième les Poèmes de jeunesse et le quatorzième des Poèmes épars. Visiblement, le plan initial s’est trouvé bousculé par l’énormité de la tâche, nonobstant les changements de coéditeur, de Labor à la Renaissance du Livre en passant par Luc Pire. Mais le plus anormal est l’indisponibilité de plusieurs volumes en librairie, déjà signalée dans mon article de Francité en 2009 : après enquête, il semble que les tomes 1, 2, 3, 7 et 8 soient épuisés. Or, le projet même de « Poésie complète » n’a de sens que si l’ensemble de la collection est disponible en permanence…  Devant ces multiples défaillances textuelles ou éditoriales, on ne peut s’empêcher de se demander si les A.M.L. ne sont pas dépassés par l’ampleur de leur propre projet.

Daniel Laroche