Un passé à double fond

Dominique VAN COTTHEM, Le sang d’une autre, Nouveaux auteurs, 2017, 242 p., 16.95 €/ePub : 13.99 €, ISBN : 978-2-81950-451-1

van cotthem le sang d une autre.jpgQuelles sont les raisons qui peuvent pousser une jeune femme à s’enfuir de sa propre vie, laissant l’homme qu’elle aime et son travail pour rejoindre le Sud de l’Espagne à l’insu des siens et recommencer tout à zéro ? Arrivée au crépuscule de sa vie, Anne-Marie Germay, la fugitive, remet de l’ordre dans ses souvenirs et décide de mettre son histoire à plat pour sa fille, avec la ferme volonté de ne pas la quitter sans avoir levé le voile sur les ressorts de son existence mouvementée.

Son récit débute par la fin, celle des moments qui suivent le décès de son époux, Philippe, tandis qu’elle empile les vêtements du défunt, mais il fait sans plus attendre un saut de plus de cinquante en arrière, alors qu’elle vient d’arriver à Séville. Dans sa fuite improvisée, elle a échoué au cœur de cette ville et elle est abordée par Pilar, une femme qui l’entraîne chez elle sans hésiter et l’introduit dans sa famille. C’est aussi le flamenco qui se saisit d’elle et devient son activité principale, comme danseuse, puis comme responsable d’une école de danse qu’elle ouvre. Elle se jette dans les entraînements et ses exercices sans fin comme pour mieux plonger au cœur d’elle-même, comme on se noie dans l’effort et le dépassement de soi. Jusqu’à ses hisser là où les autres n’arrivent pas et à ravir les larmes d’une salle bondée. Cette force, elle la tire du plus profond de son être, dans une forme d’état second, étonnée elle-même de ses propres ressources. Mais au bout de cinq ans, subitement, elle s’enfuit à nouveau et revient en Belgique.

Elle vient d’apprendre que l’homme qu’elle a aimé et abandonné sans un mot, Philippe, a eu un accident cardio-vasculaire et elle se précipite à son chevet en région liégeoise. Il est inconscient, et elle n’a pas annoncé  sa venue, trompant le personnel médical sur son identité pour accéder à lui et rester à son chevet. Sans hésiter, elle met toutes ses forces à le ramener à la vie alors que les pronostics annonçaient le pire. Et elle y réussit. Contre toute attente, elle est accueillie par la mère de Philippe, elle qui a tout quitté, laissant ce fils livré à lui-même. Elle apprend que depuis lors, il n’a cessé de l’attendre et de l’aimer. Il est temps qu’elle dise à cet homme ce qu’elle n’a pas dit cinq ans plus tôt. Désormais, cet obstacle levé, ils donneront libre cours à leur amour, qui s’épanouira jusqu’à leur vieillesse.

Mais il nous reste à savoir quelles sont les raisons exactes qui ont provoqué son départ et la parenthèse sévillane. Elle nous révèle qu’avant de tout quitter, elle a pris connaissance par hasard d’une lettre écrite par le père de Philippe juste avant son suicide. Il y livre le secret qu’elle porte en elle à son insu et dont elle ignore tout. Ses parents, qu’elle croyait être ses géniteurs et qui sont décédés entre temps, l’ont en fait recueillie pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle avait été trouvée par le père de Philippe après le massacre d’une famille de Gitans, sa famille. Mais dans cette lettre-confession, il avoue que la vérité est plus dure encore, ce qu’il s’est gardé de dire dans la version officielle donnée aux proches qui se sont mobilisés pour donner un avenir à l’enfant et tromper l’état civil tout en faisant le bonheur de parents sans enfants. Le mensonge, même bienveillant, comporte son irrémédiable part d’ombre et de malaise confus que l’on peut traîner toute une vie, jusqu’à vouloir la quitter. Ainsi, grâce à cette lettre, dont elle est seule à avoir pris connaissance, Anne-Marie peut-elle mettre des mots sur cette souffrance confuse qui l’habite elle aussi, mais cette vérité l’éloigne – pour un temps – de l’homme qu’elle aime, jusqu’à ce qu’elle en décide autrement. D’où sa volonté d’épargner un tel parcours à sa propre fille en la mettant au fait des choses.

Ce parcours hors du commun est avant tout celui d’une femme animée par une soif de vivre et une résilience hors pair. Avec elle, nous plongeons dans le monde fascinant du flamenco et nous retirons la conviction que la fatalité n’est pas de mise, que des situations extrêmes livrent une issue à ceux qui peuvent voir plus loin. Et que les paroles libérées, la force de voir la vérité en face et de rouvrir le jeu ne sont pas inaccessibles à qui veut saisir sa chance.

Lauréat du Prix Femme Actuelle Coup de cœur des lectrices 2017, ce roman a été sélectionné sur manuscrit parmi six cents autres et édité dans la foulée. Il a bénéficié d’une mise en lumière bienvenue par le magazine à l’initiative du prix. Il ne fait nul doute que ce destin de femme, qui balaie une longue période et des lieux divers, livré dans un récit bien construit qui sait tenir son lecteur en haleine, est pour beaucoup dans le choix de donner un coup de pouce à l’édition de ce premier roman. Et comme l’écrivaine liégeoise ne cache pas par ailleurs son plaisir de parler de sa région, il y a fort à parier qu’elle n’a pas dit ici son dernier mot …

Thierry Detienne