Dans les confins gelés du monde

Harold SCHUITEN, Tu vas aimer notre froid. Un hiver en Yakoutie, Impressions nouvelles, 2018, 176 p., 16 € / ePub : 9.99 €, ISBN : 978-2-87449-579-3

schuiten tu vas aimer notre froid.jpgQui peut croire qu’au milieu de la Taïga, dans les confins gelés du monde, se trouve un petit bout de Belgique, une école où trône la photo jaunie du roi Albert II et un vieux drapeau belge, une école dont les livres de la bibliothèque sont perpétuellement gelés ?

Le récit d’Harold Schuiten plonge le lecteur dans ce qui paraît être d’abord une incongruité : enseigner le français dans la région habitée la plus froide et la plus inaccessible du monde, la Yakoutie. « Car au fond, quelle probabilité statistique accorder à tout ça : l’existence au fin fond de la Sibérie d’une école “belge” où on célèbrerait la Belgique et où on enseignerait le français aux Yakoutes, une peuplade animiste ». Le journal de cette expérience a pour fonction d’attester que ce qui semble, de prime abord, inimaginable a bien existé comme un défi à la raison, une parenthèse qui va se clore et disparaître dans l’oubli, puisque l’auteur sait qu’il sera le dernier de ces professeurs de français du bout du monde.


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Le premier livre d’Harold Schuiten puise dans cette matière vécue. L’écrivain s’est placé, consciemment ou inconsciemment, dans une situation exceptionnelle, certainement difficile et dangereuse pour l’homme, mais féconde pour la plume. Après une première séquence emplie de souffle, qui évoque à la fois Sur la route de Kerouac et La prose du Transsibérien de Cendrars, le récit revient en arrière à Bruxelles et prend la forme d’un carnet de voyage avec la fragmentation, les répétitions, les ellipses et le caractère volontiers anecdotique qui sont typiques de ce genre. Au fil des notes juxtaposées s’entrelacent deux voies : celle d’une quête métaphysique et celle d’un reportage sur le peuple yakoute et son mode de vie.

Pourquoi un jeune homme en vient-il à chercher à se perdre au bout du monde ? Le narrateur n’élude pas la question ; il ne peut y répondre. Celui qui n’a jamais trouvé sa place peut-il espérer la trouver dans cet ailleurs absolu ? En débarquant à Yakoutsk, Harold Schuiten a la sensation d’avoir franchi la frontière du réel. Il y découvre une ville qui évoque une « base spatiale revisitée par un punk sous acide », puis s’enfonce dans un univers infini de glace et de sapins nains où les distances deviennent floues, où les repères sont abolis. Le marginal est-il voué à se chercher dans les marges du monde ? Celui que tous considèrent comme un « original » aspire-t-il à fuir le réel dans un lieu où l’anormal est la norme ? Au départ, le voyageur ne peut s’empêcher de penser que la matrice de la réalité s’est mise à dysfonctionner et produit des tranches de présent incohérentes, mais peu à peu les règles de ce nouvel univers s’imposent à lui et l’étrange devient routine.

Harold Schuiten décrit un monde du paradoxe que le froid conserve hors du temps et rend à la fois invivable et habitable, un monde que le réchauffement climatique menace de disparition, puisque toute remontée de la température provoquerait son engloutissement dans la tourbe.

Le récit de voyage prend souvent un tour documentaire pour faire connaître au lecteur ce pays, ses coutumes et ses habitants. Au fil des pages du journal s’égrènent de brèves descriptions qui frappent l’imaginaire, des anecdotes drôles ou insolites. On peut toutefois regretter que cette intention didactique donne lieu un peu trop souvent à des digressions sur la mentalité russe, l’industrie, l’Histoire et la politique. Les moments où Harold Schuiten adopte la posture d’un candide au pays des yakoutes offrent par contre des passages savoureux portés par un style fluide et efficace ponctué de formules percutantes.

Au bout de quelques mois, la curiosité des services de renseignements, qui suspectent le professeur d’être un journaliste ou un espion, précipite le départ. Commence alors un long voyage de retour par le Transsibérien. Le voyageur fraternise avec des mineurs, rencontre des comédiens, loge au hasard des rencontres, se laisse accompagner par un vaurien, conscient du danger, mais devenu comme indifférent à lui-même. Partout, le même étonnement continue de le suivre. Pourquoi veut-il aller là où il n’y a rien à voir ? Il ne peut que répondre que c’est ce rien qui l’intéresse.

Au fil de son étrange quête, l’errant finit par se fondre dans le paysage et apparaître bizarre aux rares touristes européens qu’il rencontre, comme s’il était définitivement entre deux mondes, un homme de nulle part pour qui le retour, que tous prophétisaient rapide, n’a plus de sens. Le journal s’arrête ainsi sur l’annonce d’un nouveau départ, vers la République du Congo, cette fois, expérience dont on espère qu’elle donnera lieu, elle aussi, à un livre.

François-Xavier Lavenne