La terre, la vigne et l’argent

Luc DUPONT, Anna, ici et là, OnLit, 2018, 173 p., 17€ / ePub : 9.49 €, ISBN : 978-2-87560-098-1

dupont anna ici et la.jpgUn village à la campagne, au cœur d’un paysage de collines et de vignobles, avec un air de Toscane. C’est là qu’Anna est envoyée pour faire ses armes. Elle sillonne la campagne en baskets pour effectuer son travail « J’étais auxiliaire de police. J’aimais les chemins de traverse ».

Anna rencontre Matilda au cours d’une de ses premières sorties. Celle-ci gère seule une grande propriété terrienne, ce qui réclame beaucoup de travail et ne rapporte guère. Anna fait également connaissance avec Enzo, que Matilda a chargé de réparer un muret écroulé. Ancien boxeur, il s’est reconverti dans l’achat et la rénovation de maisons. Taiseux et solitaire, Enzo évite les questions par des pirouettes. On ne sait si ses rapports avec Matilda relèvent du bon voisinage ou de la rivalité en affaires.

Avec la narratrice, le lecteur découvre le village, ses habitants, ses coutumes : le marché, la fête annuelle sur la place. En sa compagnie, il fait la connaissance des principaux protagonistes du roman : Matilda, Enzo et aussi Massimo, ingénieur employé au cadastre, qui informe Anna des transactions foncières en cours.

On commence aussi à entrevoir les enjeux qui se trament en coulisse. La propriété de Matilda suscite l’intérêt d’un expert-investisseur en matière viticole, qui parcourt la région à la recherche de domaines où développer davantage le vignoble.

Anna fait la connaissance de ce Traxler lors d’un dîner chez Matilda où son supérieur, Gianni La Corte, l’a invitée à l’accompagner. Exemple à l’appui, Traxler explique qu’en quelques années le domaine de Matilda peut être une réussite. Anna peine à comprendre les enjeux. Elle a « l’impression d’une histoire en marche où, un moment, on m’avait laissée au bord de la route ».

Est-on en présence d’un roman policier ? Certes, la narratrice fait ses premiers pas dans la police, mais ses enquêtes sont surtout liées à sa curiosité. Lorsqu’un couple de jeunes marginaux est découvert assassiné dans un hameau, ce qui permet à Anna de faire la connaissance d’un de ses supérieurs, Gianni La Corte, on a l’impression que l’enquête n’intéresse personne. Tout au plus apprendra-t-on incidemment, à l’occasion de la fête du village, que le couple vivait de « petits commerces », sans doute illicites. La Corte lui-même se révèlera très ambigu.

En tant que polar, Anna, ici et là serait plutôt du style à brouiller les pistes, avec un certain bonheur. Si le lecteur est en haleine, c’est surtout de n’en savoir pas plus que la jeune femme, ce qui est un choix délibéré de construction. La finesse du roman réside dans l’entretien d’un mystère qui tient plus de l’opacité de la société rurale que de l’efficacité policière.

Objet d’enjeux qui dépassent sa propriétaire, le domaine de Matilda est finalement l’acteur principal du livre, celui autour duquel gravitent des représentants d’intérêts diffus et mystérieux, qui tous se connaissent, mais dont les véritables relations sont difficiles à cerner. Des drames se noueront, mais que s’est-il réellement passé ?

Anna, ici et là a reçu une mention spéciale du jury « pour ses exceptionnelles qualités d’écriture », lors de la première édition du prix Fintro Écritures noires. L’intrigue et le style sont à l’image du paysage italien : épurés et dépouillés. Cette affaire de terres, de vignes, d’argent, de silences et de non-dits est décrite en phrases courtes, en chapitres brefs et nerveux, qui transcrivent les observations de la narratrice, mais surtout ce qui lui échappe dans cet univers d’adoption qui finira par la rejeter.

René Begon