Une jeunesse à table et aux fourneaux

Benoît PEETERS, Aurélia AURITA, Comme un chef, Casterman, coll. « Écritures », 2018, 216 p., 18,95 € / ePub : 13.99 €, ISBN : 9782203146754

peeters aurita comme un chef.jpgBenoît Peeters est un intellectuel de multiples talents. Écrivain, critique, biographe (Hergé, Paul Valéry, Jacques Derrida), éditeur, co-auteur des célèbres Cités Obscures avec François Schuiten, il est aussi, ce que l’on savait peut-être moins, un authentique gastronome – tant en dégustation qu’en préparation. Peut-être inspiré par Le gourmet solitaire de Jirō Taniguchi dont il est friand, il publie chez Casterman, dans la collection culte « Écritures », Comme un chef, une autobiographie culinaire sous forme de roman graphique avec, aux dessins, Aurélia Aurita, bien connue pour Fraise et chocolat, bande dessinée autofictive et érotique.

Que l’histoire s’inspire directement des années de jeunesse de Benoît Peeters ne doit pas rebuter un lecteur qui ne le connaîtrait pas. Les pinceaux d’Aurélia Aurita l’ont transformé en véritable personnage de bande dessinée. Et si échappent les quelques clins d’œil disséminés çà et là par la dessinatrice – comme autant de marqueurs de réalité –, les saveurs de ce roman d’apprentissage (de la cuisine et de la vie) n’en sont pas altérées.

Si Benoît ne se souvient pas précisément du moment où son goût pour l’art culinaire a pris corps, il lui reste en mémoire la cuisine familiale de son enfance qui, peu à peu, s’est trouvée transformée par les conserves et les surgelés. À cette époque, il n’allait guère au restaurant. Étudiant à Paris, il prend ses repas dans les cantines dédiées. Mais épris de modernité – Roland Barthes, le nouveau roman – il est presque naturellement séduit par le mouvement de la nouvelle cuisine. Il apprend à la connaître par l’avis éclairé d’un de ses amis et la lecture de guides tels que le Gault-Millau. La relation qu’il entretient avec cette cuisine inventive est, alors, intellectuelle, fantasmatique, platonique. Jusqu’à un beau jour où, en vacances, il réussit à convaincre Marie-Françoise (Plissart), sa compagne, de dîner dans un restaurant étoilé – les prix sont moindres qu’à Paris et cette folie ne les ruinera pas. L’effet quasi mystique (une Révélation en majuscule) est tel qu’Aurélia Aurita, qui, jusqu’alors, n’utilisait la couleur que parcimonieusement (elle ne colorisait que les aliments) la répand sur toutes les pages de l’épisode.

Pour Benoît, la cuisine « apparaît désormais comme une affaire sérieuse, qui mérite qu’on lui consacre le plus grand soin. » Il se lance dans la préparation de plats sophistiqués ; prend peu à peu de l’aisance et de l’audace ; partage ses réalisations avec Marie-Françoise, ses amis ou ses parents ; avec Roland Barthes en personne, dont il est doctorant. Il concocte à celui-ci un menu en puisant des indications dans l’essai Roland Barthes par Roland Barthes. Le convive appréciera le repas, même s’il le trouve quelque peu ascétique. Barthes aimait la cuisine du terroir…

En 1978, Benoît s’installe à Bruxelles avec Marie-Françoise où cette dernière réside. Tout en travaillant à sa thèse sur Hergé, il essaie de gagner sa vie en faisant de la cuisine à domicile. Les exigences de ses clients auront raison de sa bonne volonté. Il décide alors de vivre de l’écriture. Quelques années plus tard, il découvre le restaurant gantois « Apicius » de Willy Slawinski. Il est tellement séduit qu’il en écrit un article dans la revue Conséquences, revue qui décloisonne la hiérarchie entre les disciplines. Il restera fidèle au cuisinier jusqu’à sa mort prématurée.

Aujourd’hui, cette passion culinaire n’a pas quitté Benoît Peeters. Par ce roman graphique, il l’offre en partage. Un geste généreux et savoureux.

Michel Zumkir