Il y a fable et fable

Roger KERVYN de MARCKE ten DRIESSCHE, Les Fables de Pitje Schramouille, préface de Jacques De Decker, postface de Reine Meylaerts, Espace Nord, 2018, 158 p., 8 €, ISBN : 978-2-87568-402-8

Encore une de ces « bruxelloiseries » dans la lignée du Mariage de Mademoiselle Beulemans ? Eh bien non. Les Fables de Pitje Schramouille est un livre d’une autre nature, avec d’autres enjeux, témoignant d’une étonnante richesse d’invention. Mais sans doute a-t-il été mal compris. Sa relecture aujourd’hui est donc parfaitement justifiée.

Roger Kervyn est un aristocrate gantois francophone dont la famille est venue s’installer à Bruxelles. Pour se rendre au collège Saint Michel, il passe régulièrement par le quartier des Marolles. Il se prend de sympathie pour ses habitants, leurs manières d’être, leur langage si haut en couleurs. Il va dresser le portrait de ces personnages à la fois tendres, drôles, roués et finauds, dont la vie n’est pas forcément agréable mais qui témoignent de grandes qualités humaines.

Pour construire ce portrait, il procède par de petites scènes rapides, prenant appui sur le corpus littéraire des fables, qu’elles soient de La Fontaine ou qu’elles émanent de la tradition flamande. Kervyn parvient parfaitement à marier les registres populaire et littéraire. En résultent des évocations profondément humaines, témoignant de son empathie pour ces personnes aux sentiments généreux, mais souvent si mal exprimés. Ses textes jouent sur cette disparité de tons, grave et maladroit, ce qui leur donne un caractère spécialement savoureux et attachant.


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Roger Kervyn se dit fabuliste, mais ses fables ont souvent d’étranges morales. Parfois elles ne sont pas si morales que cela ; parfois elles sont plutôt insignifiantes – et l’on comprend que le principal souci du fabuliste est d’abord de raconter une petite histoire ; parfois ce sont des interprétations tout à fait personnelles de la fable de référence, à la conclusion étonnante, comme, dans « El Merel et les Coqs », la réinterprétation de « Le Geai paré des plumes du paon ».

Le volume a connu une évolution significative. La première édition anonyme de 1923 est constituée de dix-neuf fables en vers libres et de six fables en prose. Kervyn les retravaillera en fonction des réactions du public. Une seconde édition signée, en 1931, inclut une pseudo pièce de théâtre, « El siège de Trwa ». En 1936, s’ajoute une très courte reprise du Cid. Les éditions de 1941 et de 1959 incluent chacune un texte en prose, « Des emmerdants que ça sont !… » et « La lettre de Madame Bollemans ».

Roger Kervyn délaisse progressivement l’argument de la fable pour s’orienter vers le jeu avec les références littéraires, d’une part, et vers la description de personnages, d’autre part.

« El siège de Trwa » est ainsi une très drôle et très fine parodie de certaines conventions des représentations théâtrales ; avec en outre une scène scatologique des plus hilarantes. « El Cid » résume en quelques pages la pièce de Corneille revue à la sauce bruxelloise. Ces deux pièces témoignent d’une invention débridée fort réjouissante.

Dans « Des emmerdants que ça sont !… », Kervyn décrit les occupants d’une maison, dans un texte au burlesque consommé. Ainsi, un habitant surnommé Ghandi est montreur de puces savantes, métier qu’il est obligé d’abandonner quand il devient myope ; pour compenser ce handicap il se recycle en dresseur… d’éléphant. Quand celui-ci meurt d’« hémorroïdes trompales », Ghandi se lance comme « charmeur de vers soletaires [sic] ». Ou, reprenant un calembour bruxellois, une habitante se dit « dame de cour », elle qui est préposée aux toilettes.

« La Lettre de Madame Bollemans » est sans conteste le texte le plus émouvant : la dame écrit maladroitement à un avocat parce qu’elle veut divorcer, l’occasion pour l’auteur de montrer ce que sont les difficultés de la vie.

Kervyn est inventeur d’une langue. Son bruxellois s’inspire bien entendu de ce qu’il a entendu, et il parvient à en faire une transposition écrite et même littéraire. Il reprend des expressions (et un esprit) qu’il revivifie en mêlant les niveaux. Il s’inspire des déformations que le bruxellois parlé impose aux expressions toutes faites. Ainsi lorsqu’il parle de « ses yeux de larynx » ou du cheval de bois en « bâton armé ». Ou lorsqu’il ose, à propos du dauphin, ce calembour entre deux langues : « nen tis genoeg » pour « in c’est assez ».

En plus de ses créations verbales, Kervyn témoigne d’un sens du comique de situation qui tourne souvent au meilleur burlesque. Sans compter les anachronismes qui renforcent la drôlerie. Et il ne se prive pas d’introduire une dimension scatologique toujours teintée d’humour.

Ses textes révèlent une indéniable dimension carnavalesque : parodie des savoirs, de la culture et de la bienséance ; accentuation de l’aspect populaire ; scatologie ; calembour ; création linguistique ; burlesque et grotesque.

Un livre apparemment très à l’opposé du portrait que dresse Reine Meylaerts, dans sa postface, d’un aristocrate catholique conservateur et nostalgique de l’ordre ancien. (Mais qui n’hésite pas à se moquer du Parti Conservateur dans une scène scatologique de « El siège de Trwa ».) Comment, à côté des Fables, comprendre le « poète raffiné, presque classique » que Roger Kervyn est par ailleurs ?

Joseph Duhamel