L’imaginaire ferroviaire dans la littérature

Anne REVERSEAU, Sur les rails. De Victor Hugo à Jacques Roubaud, Impressions Nouvelles, 2018, 128 p., 13 €, ISBN : 978-2-87449-619-6

reverseau sur les railsComment la littérature, les arts plastiques se sont-ils emparés de l’objet train ? Comment une invention technique interagit-elle avec la sphère des idées, avec le plan des créations ? Dans Sur les rails. De Victor Hugo à Jacques Roubaud, une anthologie de textes et de gravures, photographies, Anne Reverseau explore cette question qui, en sa formulation, postule un jeu d’influences entre le monde de l’esprit et le régime de la technè. Dès son apparition au tout début du XIXème siècle, le train a ébranlé l’imaginaire collectif, interpellé les écrivains, soit que ces derniers accueillent l’invention avec méfiance et hostilité, soit qu’ils la louent en tant que symbole de la modernité. Une ligne de partage à haute tension scinde ses détracteurs (Musset, Nerval, Flaubert…) et ses fervents partisans (les Saints-Simoniens, les futuristes ensuite). Depuis le XIXème siècle, le train, la locomotive, la gare, les rails hantent le territoire littérature, se campant non seulement en décor mais en personnage de roman.

Le livre articule un voyage en sept stations, « Trains express », « Trains d’enfer », « Trains de nuit », « Trains et paysages », « Trains du bonheur », « Trains de la mémoire » et enfin « Trains et fantasmagories ». Aux côtés des poètes, des romanciers qui lui ont donné ses lettres de noblesse (Verhaeren, Cendras, Valery Larbaud, Marinetti…), figurent des pages de Zola, Valéry, Apollinaire, Jacques Roubaud, Proust, Paul Morand, Desnos, Walt Whitman, Svevo, François Bon… L’effraction du train en tant que « signe pur, ouvert à tous les temps, toutes les images et à tous les sens » (Barthes) s’inscrit dans un réseau symbolique où il figure l’évasion, le voyage ou bien renvoie à un chemin de vie, à la rêverie. Promesse de liberté d’une part, au service du génocide, de la déportation de l’autre, le train s’incarne en des expériences qui vont de la jubilation à l’anéantissement.

« Ah ! Il faut que ces bruits et que ces mouvements / Entrent dans mes poèmes » écrit Valéry Larbaud dans Les Poésies de A.O. Barnabooth.  

Par-delà sa thématisation, le train devient chez certains auteurs un catalyseur de formes, de régime langagier. Il n’est plus seulement un « étendard du modernisme » (Anne Reverseau), un topos du récit de voyage, des romans policiers (Agatha Christie, Simenon…), un lieu de prédilection pour les rencontres sociales, amoureuses, mais il bouleverse l’écriture. La nouveauté qu’il représente ne peut se dire, se mettre en scène avec les moyens littéraires habituels : il appelle la création d’une langue autre, d’une écriture avant-gardiste, à tout le moins en phase avec sa vitesse, son énergie, son mouvement. Il marque un avant et un après de la pensée, contraignant celle-ci à métaboliser d’autres possibles. « Et le train filait toujours (…) comme s’il avait soif, comme s’il courait à la pensée pure, ou vers quelque étoile à rejoindre » (Paul Valéry, Monsieur Teste).

Certes, de nos jours, le train n’incarne plus la pointe de la nouveauté ; en outre, la croyance moderniste dans le progrès s’est effondrée dans un monde dévasté par une technique aveugle, par une industrialisation à outrance, un consumérisme mortifère ayant détruit la Terre, ses ressources, ses écosystèmes. Mais, avant l’heure du réchauffement climatique et du saccage planétaire, dans les premières décennies de son apparition, entre Golem terrifiant et griserie de la technique, il a galvanisé l’imaginaire, notamment celui des futuristes italiens, impulsant une nouvelle esthétique de la vitesse, des machines.

Dégoût de la ligne courbe, de la spirale et du tourniquet. Amour de la ligne droite et du tunnel (…) Horreur de la lenteur, des minuties, des analyses et des explications prolixes. Amour de la vitesse, de l’abréviation, du résumé et de la synthèse (Marinetti, Manifeste futuriste,1909).

Un siècle plus tard, un bilan sans retour : le culte de la déesse Vitesse, de la vitesse pour la vitesse nous a menés droit dans le mur. Qu’on soit ferrovipathe ou non, le recueil d’Anne Reverseau réveille les harmoniques du monde du train au travers de ses appropriations littéraires et graphiques.

Véronique Bergen