La poésie, la mémoire, l’au-delà

Un coup de cœur du Carnet

Jacques VANDENSCHRICK, Livrés aux géographes, frontispice d’Alexandre Hollan, Cheyne, 2018, 56 p., 17 €, ISBN : 978-2-84116-256-7

Vandenschrick livrés aux géographesComme il l’a déjà fait plus d’une fois, Jacques Vandenschrick n’hésite pas à reprendre dans Livrés aux géographes une thématique qu’on aurait pu craindre élimée : la résurgence de souvenirs prégnants et le pouvoir impérieux qu’ils exercent aujourd’hui sur notre vécu intérieur. En langage poétique, il nous redit que la mémoire est une faculté par essence sélective, que la fiction s’y mêle indiscernablement au réel, qu’elle constitue non un meuble à tiroirs mais un « chaos » ; comme Marcel Proust dans La recherche, il vise bien entendu la mémoire affective, non la rétention de quelque savoir institué. Toutefois, c’est dans un postulat insolite qu’apparait vraiment l’originalité de sa démarche. Les traces du passé, écrit-il dans le prologue, se présentent sous l’aspect de « lieux » disparates : villages traversés, maisons d’amis entretemps morts, cimetières, magasins désertés, coins de nature à l’écart, etc.  Ces lieux sont indissociables de personnes chères – parfois imaginaires – qui les ont habités ou parcourus, formant avec eux une sorte de consortium fantomatique. Ainsi le souvenir n’est-il plus envisagé sous l’angle de l’évènementiel, du narratif, mais comme fragment territorial : la spatialité se substitue à la temporalité, le tableau à l’anecdote, et la mémoire devient une entreprise topographique, certes fragile et aléatoire.

Hormis les antiques régions de Cappadoce et de Troas, plus deux ou trois allusions à la végétation méditerranéenne, le recueil ne comporte aucun toponyme, seulement des noms communs aux référents mal localisables : province, chambre, pelouse, pays (au sens de « contrée »), campagne, boulangerie, grange – tout élément urbain ou industriel étant exclu de cet univers foncièrement rural, sinon patriarcal. Un thème revient souvent : celui de la clôture, qu’il s’agisse de « réglisseries fermées », d’un « col infranchissable », des « portes barrées de l’antique bergerie », des femmes qui « s’enferment », d’un « vieil éclusier », du « temple fermé », de « la digue basse des glaciers », ou encore de portes closes sur la nuit. Bien d’autres images, à l’inverse – sentier, rue, chemin, fleuve, route –, évoquent l’idée du passage, de la traversée : « on ne fermera jamais les jardins », « tout se traverse », « le vent entre et sort, jamais satisfait », « astres fuyards ». La cartographie poético-mémorielle de Jacques Vandenschrick ne se réduit donc nullement à une vision immobile ou cloisonnée. Elle met en jeu, au contraire, un espace dialectique où le Fermé et l’Ouvert s’opposent et alternent constamment, annonçant par là sans doute l’un des questionnements essentiels du recueil.

À cette oscillation, le traitement particulier de la dyade Obscurité/Lumière apporte un effet sinon de complémentarité, du moins de résonance. Il est rarement question, dans ces pages, du soleil ou du grand jour. Le décor photique privilégié est celui de la nuit où point une lumière faible, qu’elle soit unique ou multiple. C’est un « fanal bleuâtre au large des hangars », « la lampe aigre » dans la chambre, les étoiles, les « lanternes » de spectres errants, le « seul réverbère qui lutte », « des feux inexplicables » dans le noir, « une pauvre lune » et ses « éclats alternés », ces « miroitements roses » sur le verglas du crépuscule, etc.  On ne peut s’empêcher de relier ce réseau d’images à la dialectique Fermé/Ouvert : quoique frêles ou intermittentes, les pointes lumineuses viennent interrompre l’opacité nocturne comme autant d’orifices – vers quoi ? –, avec le spasme d’espérance qu’elles suscitent à chaque apparition. Il est vrai, le « souvenir affectif » a souvent été comparé à une étincelle impromptue et subite dans la grisaille des jours, mais, sans l’exclure, une lecture plus attentive rend bientôt insuffisante cette interprétation.

Ses livres antérieurs en témoignaient déjà, il est chez Jacques Vandenschrick une intuition tenace, quasi obsédante : peut-être nos proches et amis morts ne sont-ils pas totalement « disparus » ou « inexistants » ; certes, tout échange explicite avec eux est suspendu, mais un doute demeure, comme si quelque désir ou quelque savoir les animaient encore – ô si faiblement…  Ainsi, dans le cimetière, « des fantômes nous regardaient, désolés d’être absents. » Plus d’une fois, ces êtres évanescents sont nommés « les vertigineux », vocable idiolectal qui suggère un état d’étourdissement, d’égarement : ils « s’angoissent à chercher » le chemin ou le lieu habitable, errent seuls dans l’ombre, « murmurent » à la cantonade, « grelottent dans la neige », « écoutent ». Des portes donnant sur la nuit, « il en est peut-être une, inespérée, qui cède et s’ouvre sur les étoiles » : conformément au mythe grec de la catastérisation, les astres sont les avatars des âmes enfuies, ce qui éclaire l’insistance du poète sur les points lumineux trouant l’obscurité. Il importe de le souligner, l’intuition poétique de la « survie » ne relève pas du registre affirmatif : elle n’a d’autre statut que l’incertitude même où elle vient à s’énoncer, et dont témoigne le fréquent recours à la forme interrogative ou à l’adverbe « peut-être ».

Livrés aux géographes relève d’une poésie pensive plutôt que penseuse. Via la catégorie du « lieu », elle questionne certes avec acuité l’articulation subjective entre passé (ce et ceux que j’ai connus jadis), présent (les traces que mon esprit en garde) et futur (ce qu’il advient d’eux après la mort) ; de plus, le « je » est totalement absent du recueil, laissant une large place aux formulations impersonnelles ou collectives. Pourtant, le langage de Jacques Vandenschrick n’est jamais abstrait ou cérébral. Sans user du pathos, il parvient à ménager constamment, entre douceur et âpreté, la part névralgique de l’émotion : une sensibilité impressionniste au service d’un sentiment lancinant, celui de la nostalgie.

Daniel Laroche