Patrick Delperdange et les sales types

Un coup de cœur du Carnet

Patrick DELPERDANGE, L’éternité n’est pas pour nous, Arènes, coll. « Equinox », 2018, 250 p., 15€ / ePub : 10.99 €, ISBN : 978-2-35204-731-5

Voilà un bon Delperdange comme on les aime : rugueux comme la caillasse qui vous explose la tempe, sombre comme la nuit au fond des bois, vif comme une lame dans la chair. C’est qu’il fait mal à nouveau, l’auteur de Si tous les dieux nous abandonnent, et que comme d’habitude, ça nous fait du bien. Un bien de chien.

Plongeons donc dans la rivière que Patrick Delperdange dessine au fond d’une vallée dévorée par les ombres, dans les alentours de Valmont. Il y a Lila, prostituée en bout de course qui vivote au gré des passes dans son combi VW avec les rares ouvriers de la carrière, et dont la fille, Cassandre, deviendra bientôt une femme à son tour. Il y a le fils à papa, Julien SaintAndré, qui trimbale sa cour de débiles alcoolisés d’une fête à l’autre, et qui décide un jour de stopper sa berline sous les fesses de Lila, pour se faire croire qu’il est un homme. Il y a Sam et Danny, à qui la vie a arraché tout ce qui dépassait, un bras, l’amour, l’espoir, et qui débarquent dans la région au hasard d’une fuite. Ouvrez les vannes. La rivière de L’éternité n’est pas pour nous est un torrent qui charrie des cinglés armés patrouillant dans des 4X4, des flics mutés qui jettent les rapports à la poubelle, des femmes désœuvrées dont la libido se réveille enfin quand elles apprennent que leur mari a tué un homme, des notables qui veulent faire la chasse aux nuisibles, des bourgeois décadents, des gros qui se touchent, des chrétiens diaboliques et des Satans secourables, un flot d’êtres déglingués, humains bien trop humains, qui se ruent avec toute la violence du courant sur les quelques personnages lumineux du roman et qui les rouent de coup, leur arrachent un lambeau de chair, un peu de leur innocence. On ne quitte pas Valmont. Quand on croit s’éloigner, on s’aperçoit qu’on y revient. Les hommes y sont englués, eux-mêmes produits de la carrière, trop lourds pour s’envoler. On y est comme séquestré, comme attaché au poteau. Tout le monde s’y connaît à peu près et chacun a des comptes à rendre à un plus salaud que lui.

C’est avec un talent consommé de conteur que Patrick Delperdange anime ses sales types et les envoie sur le dos des fragiles héros, qu’il entrelace leurs malfaisances, qu’il les pousse chaque chapitre un peu plus loin, emportant le lecteur d’une trouille rance à l’autre. Nous vous mettons au défi de poser le bouquin. Delperdange connaît son boulot, et chaque page tournée happe la suivante. L’éternité n’est pas pour nous est une machine romanesque bien huilée qui nous remue les sens et l’âme. C’est le roman de l’animal au fond de l’homme, de cet obscur besoin de puissance qui nous agite, des pères qui nous trahissent, de tout ce que le monde produit de déchets quand on extrait la pierre trop friable qu’est l’être humain. C’est le roman contenu dans un vers d’une chanson de messe : « le poids perdu de la souffrance ». C’est une arme cathartique, ironique, contre la peur et la bêtise. Des souris et des hommes sur les berges de la Meuse.

Quand son éditeur a quitté Gallimard pour une autre maison, Patrick Delperdange l’a suivi avec ses mots et ses personnages. Parce que si Delperdange écrit beaucoup sur les sales types, il semble en ce qui le concerne avoir plutôt pris exemple sur les plus loyaux d’entre ses personnages. Félicitons-le, et remercions-le pour cette claque de roman.