Carnet, mon beau carnet, dis-moi… qui suis-je ?

Un coup de cœur du Carnet

Evelyne WILWERTH, Tignasse étoile, M.E.O., 2019, 164 p., 16€, ISBN : 978-2-8070-0105-3

Le dernier roman d’Evelyne Wilwerth s’apparente au journal intime d’une jeune fille, Jacinthe, en mutation physiologique, en interrogation existentielle, de sept à vingt-cinq ans. À part le titre, qui fait écho à la chevelure sauvage de l’héroïne, tout aimé !

La couverture ! Un Spilliaert[1] (Les Pieux, 1910), en adéquation si complète avec le roman qu’on pourrait en induire une prescience du peintre ou, plus raisonnablement, l’irrigation d’une romancière empassionnée, un récit jaillissant de la contemplation de la toile.

Le style ! Qui pétille comme une coupe de champagne, ce breuvage qui emporte les suffrages de la narratrice (et de l’autrice). Conjuguant la naïveté et la lucidité contrastées de la jeunesse mais se teintant régulièrement de poésie :

Comme c’est profond, les yeux. Bien plus qu’une piscine. Ce sont des lacs avec beaucoup de mystère dedans.

Ou de philosophie sapientiale : Je suis bien.
Un rien triste.
Mais bien.
Je suis chez moi.
Avec moi.
Rien qu’avec moi. 

La narration ! Un récit de vie. Qui perfore la banalité du quotidien en pointant les moments significatifs, les points d’acmé, distillés au sein d’un texte dégraissé, dynamique, intense et subtil. Qui charrie, dès l’entame, des accents énigmatiques. Pourquoi Jacinthe se focalise-t-elle sur sa naissance à Ottawa et néglige-t-elle les explications données (voyage au Canada, naissance prématurée) ? Pourquoi cette guérilla innée contre sa mère ? Pourquoi la conduite de son père semble-t-elle si erratique ? Pourquoi, plus globalement, cette atmosphère de distorsion ?

Le fond ! Un Balance ta mère ! Chapitre 2. Une réponse à Onnuzel ? L’héroïne ne subit pas, sidérée, ce que lui inflige Méman – ce surnom, insupportable pour Clarisse ! -, elle soulève le masque de la cheffe de cabinet ministériel à la « gestuelle impeccable », à la « diction irréprochable ». Et sont mitraillés des mots/balles ciblant les absences, les présences maladroites, le stress d’un travail qui exhausse socialement et amenuise humainement, les kilos superflus, le vieillissement larvé :

Et sa peau… un peu molle. (…) Avec des plis qui tombent. Je pense à un décor qui commence à s’écrouler. 

Mise en abyme. Jacinthe ne supporte pas le parfum de sa mère. Ou, plus essentiellement, l’odeur de sa mère.

Une variante de l’Infini chez soi (Dominique Rolin). Où Jacinthe zoome sur ses parents (son père adoré et ses atermoiements), son milieu (très/trop embourgeoisé), les circonstances de sa naissance et son moi en construction. Qui suis-je ? D’où viens-je ? Vers où vais-je ou dois-je aller ?

Des réflexions glissées sous la vivacité et l’humour du récit.

L’importance du contact, de la sensualité, de l’empathie, de la communication (il ne suffit pas d’aimer, encore faut-il l’exprimer). La nécessité de la transmission et du relais. L’émancipation. La vocation. L’autonomie. Le sens de nos actes, de nos parcours face à la détresse d’une majorité de nos frères en humanité.

La narratrice. Elle ne collabore pas à la vision que tente d’imposer Clarisse mais résiste, progresse à coups de machette à travers une jungle de mensonges et de non-dits. Elle sort la tête du sable bobo, juxtapose, inquiète/méditative, le luxe mondain des fêtes d’anniversaire ou des séjours exotiques (île Maurice, Cap-Vert, Lugano, etc.) et la valse désespérée de la misère du monde, élit en complice un condisciple issu d’un milieu modeste, s’arrime à des tuteurs de résilience (la mère de cet ami, simple et affectueuse ; son oncle, un galériste homosexuel qui perçoit ses talents pour le dessin, la peinture ; des enseignants).

Menton. L’autrice arrache le signe/symbole à ses premières connotations (la Riviera française la plus cossue mais ses paysages somptueux aussi) pour y mêler la voie/voix des migrants décharnés et dénués, puis celle de la réalisation par la création.

La passion pour l’Art. Omniprésente. Enivrante. Pour la peinture, le cinéma, la danse…

La naissance du printemps. Les appétits qui surgissent à l’adolescence et balaient les balises de l’enfance sont admirablement orchestrés.

[SPOILER]
La beauté fulgurante des dernières pages. Le re-naissance ou vraie naissance. Manifeste vitaliste, ode à l’inconnu, à la plénitude des terres vierges. On découvre ce qui sépare vivre et exister, on part à la conquête du sens (de la vie) :

Pour aller vers la pointe de moi-même.
Et pour exterminer les rapaces.
(…)
On est sur cette planète pour se défier soi-même ! Sinon ? Sinon rien.
Nada.
(…)
Née d’une manière bizarroïde.
Tordue.
Juste ce qu’il faut, peut-être, pour atteindre les étoiles.

Philippe Remy-Wilkin


[1] Spilliaert a acquis un statut iconique/totémique au sein des lettres belges, offrant une entrée en beauté à des ouvrages de Patrick Roegiers, Jean Muno, Claude Donnay, Michel Ducobu, Evelyne Wilwerth et votre serviteur (quatre fois !).