Fêlures intimes de la prospérité

Sébastien FEVRY, Solitude Europe, préface de Philippe Longchamp, Cheyne, 2018, 107 p., 19 €, ISBN 978-2-84116-261-1

Rares sont les livres de poésie qui affrontent explicitement les aspects ingrats de la vie contemporaine, qu’ils soient bénins ou dramatiques : attente du bus, passager clandestin d’un camion, recherche d’une station-service, épuisement professionnel, yeux rougis par la fumée, divorce des parents, etc.  Tel est pourtant Solitude Europe, premier recueil de Sébastien Fevry, dont une des clés est peut-être donnée indirectement à la page 86 : « l’été où tu pris la décision de tenir un journal. » La technique, en effet, est celle de la narration décousue, effilochée, addition quotidienne d’anecdotes à première vue hétéroclites. À première vue seulement, car plusieurs constantes s’imposent vite. Essentiellement visuel, spatial et itinérant, l’imaginaire que met en œuvre cette écriture diariste est ponctué avec insistance par les motifs de la route, du véhicule, du parking, du zoning, du chemin de fer – les nombreux toponymes renvoyant aux États-Unis et surtout à l’Europe occidentale, principalement du nord : Arras, Amsterdam, mer Baltique, Caroline du Sud, Dubrovnik, Newcastle, Paris, Turin, etc.  Il est aussi question de restaurants et de cafés, de salles de réunion ou de congrès, d’hôtels, d’un centre commercial, lieux de passage et de brassage humain où le « je » est tantôt acteur, tantôt simple témoin ou même voix off. Tout semble démontrer une intense activité humaine. Voici même un hôtel qui, la nuit, à l’insu de ses clients, « ébranle sa formidable masse / et remonte vers le nord »…

Cette succession rapide de courts-métrages se focalise donc sur la société occidentale, cet « hémisphère nord » que caractérisent confort matériel, égocentrisme et volonté de domination. Évoqués avec discrétion, les autres mondes lui apportent un contrepoint éloquent par leur position de victimes : plage couverte d’asphalte, « jamais l’ombre d’un lièvre ou d’un autre animal », chevreuil tué à la chasse, souvenir des Noirs lynchés par les Blancs, campements de réfugiés illégaux, dix mille Indiens morts…  On trouve dans d’autres passages de profuses allusions à la violence, qu’elles soient historiques ou fictives, guerrières ou criminelles, individuelles ou collectives : bataille d’Arras en 1917, épisode de burn-out, tueur à gages, fantasme d’une main ensanglantée, bombardement de Dubrovnik en 1990-1995, Pasolini assassiné, C.R.S. en action Place de la République, musée du KGB à Tallin, scie circulaire inquiétante, accident mortel d’un oncle, etc.  Tous ces flashs viennent s’insérer dans des séquences sereines ou banales qu’ils interrompent de façon insistante, nourrissant tout au long du recueil le sentiment de la mort, fût-ce sous l’espèce de la menace ou du fantôme : derrière la belle façade de l’Occident et son agitation interne œuvre une puissance profondément inquiétante et même angoissante.

Ainsi en va-t-il d’un autre thème névralgique, celui de l’isolement, qui connait lui aussi une accumulation de variantes très diversifiées. « Chacun se hâte au cœur de la forteresse », les frères montent vers « le chalet de la plus haute solitude », « un sentiment de solitude » menace le client insomniaque de l’hôtel errant, « je mangeai seul dans un restaurant grec », le jeune Noir « est désespérément seul », la fille amoureuse d’un héros télévisuel s’est emmurée dans sa passion. D’autres personnages cherchent à fuir la foule, tels James Ensor à Ostende, un flic en civil, le héros à Tallin. Plus précisément que la stricte solitude, c’est la non-communication entre les êtres qui est mise en avant, particulièrement flagrante quand il est question des membres d’une même famille : frères désaccordés, parents et enfants, sœur à l’écart, etc.  La formule dût-elle sembler paradoxale, on aimerait qualifier cette poésie de « sociologique » – en excluant de l’adjectif toute dimension théorique ou systématique. Jointe à l’agitation voyageuse, la mise au jour d’une violence et d’une solitude omniprésentes compose par petites touches un tableau dysphorique de la société occidentale.

Si le recueil tout entier se réduisait à un tel tableau ou à un exercice de philosophie morale, il ne s’agirait évidemment pas de poésie. Ce qui fait son intérêt, c’est que les dénonciations gardent un caractère incident, laconique, et surtout qu’elles sont prises dans un patchwork de souvenirs personnels et d’éléments imaginaires rebelles à toute synthèse. Citons entre autres le motif récurrent du sommet : chalet de montagne, Grande Casse, colline descendue par les chasseurs, sanatorium dominant la Moselle, telle maison là-haut. Ou encore la résurgence du chiffre trois, qu’il s’agisse de cigognes, des employés d’un restaurant, des chiens d’un homme noir, des oncles du héros enfant. Loin de surplomber le livre dans son ensemble, le regard que nous avons qualifié de « sociologique » n’est du tissu poétique qu’un fil parmi d’autres, auxquels il s’entremêle sans les asservir.

Daniel Laroche