Nous ne sommes pas seuls dans la mangrove

Un coup de cœur du Carnet

Victoire DE CHANGY, L’île longue, Autrement, 2019, 200 p., 17 € / ePub : 12.99 €, ISBN : 9782746751262

Il s’agirait d’abord d’un départ : sur un coup de tête, la narratrice, jeune femme affamée de mystère part à Téhéran et « s’accorde au décor et dénote à la fois ». Prend ses marques et le temps nécessaire pour découvrir l’Iran « qui ouvre ou qui ferme », « qui tend ou qui prend ». Lors de l’ashoora[1], elle a rencontré Tala, la vingtaine, qui la voit comme « sa première amie d’un autre pays ». C’est la fille aînée d’une fratrie dense. Sa mère est décédée il y a peu, dans une douleur quasiment indicible. Un mal qui pourtant a été gravé en ondes sonores sur le répondeur : « Dardaram, j’ai mal » sont des mots qu’on ne voudrait plus jamais entendre. Tala a aussi donné la vie très tôt à Bijan. Toutes trois, la fille déliée de son mariage, la petite-fille qui touche si tendrement les gens et les objets et cette narratrice invitée jusqu’au plus intime de cette famille, vont chercher à percer les secrets d’une mère dont subsiste une collection de phrases sibyllines. Dans le « carnet du dedans » résident sans doute des réponses à toutes leurs questions.

Que pouvait dire l’écrit que la voix ne disait plus ? Car c’est par là que le mal a d’abord rongé cette femme-force. D’abord le volume, puis le rythme et avec lui toute la musicalité si singulière à chacun. Pour finir par une voix brisée en mille morceaux « comme si quelqu’un d’autre, de plus vraiment humain ou disons moins qu’humain, avait pris une position ferme dans la gorge de la mère ». Jusqu’au jour où l’épuisement a gagné la partie et où les derniers mots de la mère « à l’ombre bleue » sont apparus : « Je meurs curieuse ». Les fureteuses d’écrits découvriront aussi que ce carnet débute par un Rubayïat, un poème de « quatre vers dont les deux premier riment ensemble avec le dernier et dont le troisième est laissé libre ». Que d’autres parsèment les pages. Et qu’y sont semés, à fréquence régulière, les mots « île longue ».

C’est le surnom de Qeshm, terre qui baigne de ses 100 kilomètres dans le Golfe Persique. Il faut désormais, pour le trio à vocation mouvante, se mettre en route vers cette destination, sans tarder : la résolution est à portée de mer et de main. C’est la plus petite et la plus vulnérable d’entre elles qui trouvera un témoin de choix de cette première vie de la mère sur ce grand ilot énigmatique. Mais aucune de ces shirzan (femmes-lions, femmes hérissées de courage) n’imagine l’ampleur des révélations à venir, la force poétique térébrante dont était porteuse celle qui s’est tue. Il leur faudra désormais entendre, encaisser, renaître.

Dans une langue qui serpente et respire amplement, (é)mouvante comme le sable entre les phalanges, Victoire de Changy nous donne à lire un roman de résistance à l’oppression porté par un rapport au monde qui ne se satisfait pas des à peu près, irradie dans les détails, échappe de ce fait « à la gueule de la foule ». Depuis des figures féminines singulières  qui nouent et dénouent leurs attachements grâce à la langue et au toucher jusqu’à un exergue d’Aimé Césaire, l’autrice fait entendre tous les timbres qui comptent, depuis ceux qui se découvrent jusqu’à ceux qu’on a muselés durablement parce que leur vérité résonnait trop haut.

Anne-Lise Remacle


[1] Commémoration annuelle par les musulmans chiites du massacre de l’Imam Hossein et de sa famille.