Où l’on plonge avec délice dans trente-six discours royaux

Discours du Roi des Belges le 8 décembre 2018, sous la direction de Laurent D’URSEL et Eddy Ekete MOMBESA, Maelström, 2018, 112 p., 8€, ISBN : 978-2-87505-328-2

Fermé depuis fin 2013 pour travaux de rénovation, le Musée royal d’Afrique centrale de Tervuren a rouvert ses portes. C’était le 8 décembre 2018. Occasion rêvée, pour les éditions Maelström, de sortir un ouvrage collectif, d’une centaine de pages, cornaqué par l’iconoclaste rueur dans les brancards Laurent d’Ursel et l’artiste plasticien Eddy Ekete Monbesa. Et ça flingue de tout bord. Et ça flingue de partout, du Rwanda, du Congo et de Belgique. Trente-six personnalités, artistes, sénateur MR, historiens de renom, philosophes, fils et filles de colons, éditeur, experts ès muséographie, physicien, mythographe, ancien président du tribunal de première instance, etc., ont accepté de « faire le nègre ». D’écrire pour le roi, à la place du roi, le discours du roi. Celui que Sa Majesté aurait pu donner, à l’inauguration, en grandes pompes, de ce Musée ancien, érigé il y a plus de cent ans, à la gloire de l’époque coloniale, à la gloire de notre « mission », civilisatrice en diable.

Ça aurait pu virer potache mais ça ne le fait pas. Chacun, chacune, prenant à cœur de revenir, à sa façon, des fois iconoclaste, des fois ultra sérieuse, sur la colonisation et la postcolonisation. Mettant des fois, dans la bouche du roi, les mots d’ouverture, de remise en question, qu’ils auraient voulu entendre. Jouant, d’autres fois, de l’ironie, faisant dire au roi l’exact contraire de ce qu’il serait en train de nous dire. Revenant souvent sur les exactions et la spoliation, le décervelage et le vol sans scrupule qu’aura été la colonisation. Dressant aussi des listes de points positifs et de points négatifs, pesant le pour et le contre du fait colonial. S’interrogeant aussi sur ce qu’est ce Musée. Sur le rôle qu’il pourrait encore jouer. Celui de passerelle, dans le fond. Ballon d’essai pour aller au-delà des rancœurs, des hontes, des colères et des dénis. Superbe opportunité de décoloniser, un peu, les esprits. Les faire sortir de leur logique mortifère où les uns asserviraient les autres, les uns imposeraient aux autres leurs modes de vie et de pensée, leurs façons de concevoir le monde.

Certains de ces discours royaux revenant sur le fait que, dans la colonisation, quelque chose aurait été manqué. Quelque chose de l’ordre d’une rencontre, d’un bel échange, d’une fécondation mutuelle. Impossible, bien sûr, de revenir sur ce fait. Possible, pourtant encore, de penser l’avenir depuis ces ruines, depuis cet échec.

D’autres discours élargissant le propos. Partant de la restitution possible des objets dérobés, végétant dans les caves du Musée depuis des années parfois, pour dresser un pertinent parallèle : à l’heure où il est de bon ton de débattre sérieusement du retour à l’Afrique les objets originaires d’Afrique, à l’heure où, en quelque sorte, on ouvrirait nos frontières pour rendre ces bouts d’Afrique à l’Afrique, il y a les migrants, la « crise des migrants », la fermeture de nos frontières aux humains venant d’Afrique ou d’ailleurs. Comme si ce qui était possible dans un sens était impossible dans l’autre. Comme si, ici aussi, la décolonisation des esprits était encore à faire.

Bien sûr, selon ses goûts, l’on préférera tel ou tel discours, historique ou mordant, décalé ou ultra sensitif. Mes préférences persos allant aux « nègres » Christian Panier et Benoît Félix, André Schorochoff et Laurent d’Ursel, Laura Nsengiyumva et Emeline Uwizeyimana, Anne Bonew et Guillermo Kozlowski. Toutes et tous s’étant, à mes yeux, tirés à merveille de ce difficile exercice qu’est « écrire kalife à la place du kalife. »

Bien sûr, on pourrait regretter qu’aux côtés de ces « exercices de style », il n’y ait pas d’autres formes d’écriture, plus libres, plus folles, des rencontres artistiques sur papier, des propositions graphiques venant de Kinshasa, Kigali ou Bordeaux, Bruxelles. Peu importe. Le plus important est ailleurs : dans le fait que cet ouvrage, mine de rien, peut titiller l’envie. Le désir fort de se replonger dans un pan de notre histoire totalement occulté, ou presque. Le désir fort de se « désenvouter ». De s’atteler à se sortir la tête de la logique « coloniale ». De penser enfin autrement nos rapports à l’autre. À tout ce qui n’est pas nous.

Vincent Tholomé