Une enfance sicilienne à Seraing

Giovanni LENTINI, Vies à l’ombre, Cerisier, 2019, 147 p., 12 €, ISBN : 978-2872672158

Dans le temps, la rue du Molinay était l’artère commerciale la plus importante de la cité industrielle de Seraing, faisant le lien entre le bas de la commune et le quartier du Pairay. C’est dans une impasse donnant sur cette artère que se déroule le troisième roman de Giovanni Lentini, Vies à l’ombre.

Après avoir évoqué les itinéraires divergents de deux enfants de l’immigration italienne (Francesco et François, 2011) et l’émancipation progressive d’une « navetteuse » liégeoise (J’irai plus loin, 2015), le sociologue qu’il est se penche sur les origines siciliennes de la famille Scaglione et plus particulièrement du fils, le jeune Guiseppe, diminutif Pino.

À leur arrivée en Belgique, Diego Scaglione et Calogero Bellavia, deux immigrés originaires de la région d’Agrigente, en Sicile, ont d’abord été parqués dans des baraquements ayant abrité auparavant des prisonniers allemands et russes, ce qui indique assez le type d’estime que portaient les autorités belges aux nouveaux arrivants.

Le chemin suivi par les deux amis entre la Sicile et la Belgique a déjà été décrit par Giovanni Lentini dans son documentaire 1946-1956, les années de l’espoir (1986). C’est l’itinéraire d’un exil qui n’a rien de touristique: rassemblement à la gare de Milan, visite médicale obligatoire dans les sous-sols, billet de train pour un interminable voyage vers la Belgique, plus exactement vers la gare de Vivegnis, avec comme destination le choix aléatoire d’un bassin houiller. Cela aurait pu être la Campine et Waterschei, mais ce fut la région liégeoise et Seraing.

Après quelques années d’un travail harassant au charbonnage Colard, Diego et Calogero ont pu faire venir leur promise restée au pays, avec laquelle ils se sont installés dans une ruelle donnant sur la rue du Molinay. Cette impasse d’une douzaine de mètres de longueur où le soleil se montre rarement est un microcosme constitué de petites maisons où les Sérésiens fraîchement arrivés côtoient des natifs attachants : tout Seraing défile chez l’imposante madame Berteloot pour profiter de ses dons de voyante ; tandis que Théophile, philosophe à la retraite, prête à chacun les livres de son inépuisable bibliothèque. « N’y habite pas qui veut, disait avec ironie Théophile, un voisin. C’est réservé aux pauvres, aux étrangers, aux rejetés, aux abîmés de la vie, aux délaissés, aux déclassés ».

Bientôt naîtront de petits Siciliens de Seraing, Pino Scaglione et Salva Bellavia, qui, à l’instar de leurs paternels, deviendront d’inséparables amis. Quant à Pino, il en pincera vite pour Angelina, la jolie sœur de Salva, laquelle, en grandissant, fera l’objet d’une vigilance croissante de la part de ses parents et même de son frère.

Il y a beaucoup d’amour dans le livre de Giovanni Lentini : amour des siens, amour de la culture sicilienne et de la langue maternelle, dont de nombreuses expressions émaillent le texte (avec leur traduction). Comme ce fameux minchia, juron grossier, mais omniprésent, que Pino se fait traduire par Salva et qui inaugure en quelque sorte son éducation sexuelle.

Le roman fait exister la communauté sicilienne de Seraing dans un chapitre consacré au mariage de deux voisins : plusieurs centaines de personnes convergent vers la salle des Combattants pour boire à la santé des mariés, manger des sandwichs à la mortadelle et danser tous ensemble la tarantella.

Vies à l’ombre insiste également sur le rôle émancipateur de la lecture que les enfants de l’impasse découvrent grâce aux prêts de Théophile. À sa mort, ce dernier lègue symboliquement sa bibliothèque au père de Pino qui reprend à son compte l’œuvre vulgarisatrice du vieux philosophe. Une transmission qui illustre à elle seule une intégration en acte…

Il n’y a pas d’émigration sans espoir de retour. C’est cependant ce constat optimiste qui teinte de mélancolie la fin du livre. La famille Bellavia décidant de rentrer en Sicile, Pino voit s’en aller son Angelina, avec laquelle il entretiendra une correspondance fournie et passionnée…

Le nouveau roman de Giovanni Lentini éclaire d’un jour bienveillant ces Sérésiens de Sicile qui veillent joyeusement sur leurs racines dans l’ombre d’une ruelle. L’auteur parvient à dresser un portrait fouillé de cette communauté qu’il connaît bien dans un texte ramassé, d’une bonne vingtaine de chapitres courts, dans une langue dépouillée, mais chargée de beaucoup d’émotion et de jolis traits d’humour.

René Begon