Une institution pour toujours en cours d’institution

Un coup de cœur du Carnet

Jacques DUBOIS, L’institution de la littérature, préface de Jean-Pierre Bertrand, postface de Jacques Dubois, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2019, 320 p. 9,5 €, ISBN : 978-2-87568-417-2

Jacques Dubois a eu une carrière riche, cohérente et multiple[1]. L’enseignement universitaire (d’assistant en Moyen Âge à professeur émérite), la littérature (Simenon, Proust, Stendhal…) et la sociologie (proche de Pierre Bourdieu) en sont les socles fondateurs et nourriciers. Des socles à l’origine et à l’appui de L’institution de la littérature, paru initialement en 1978 et qui reparaît, augmenté d’une préface et d’une postface, dans la collection Espace Nord qu’il a  contribué à créer et qu’il a lui-même dirigée plusieurs années durant.

À sa création, L’institution était le syllabus du cours de sociologie de la littérature que Jacques Dubois donnait à l’Université de Liège. Le livre édité, il continuera à accompagner son enseignement, comme le rappelle, avec enthousiasme, Jean-Pierre Bertrand dans la préface de la réédition : « Quelle aubaine pour tous ceux qui cherchaient à sortir des sentiers trop bien battus de la philologie ! Au moment où la nouvelle critique commençait à vivre ses dernières heures de gloire et s’essoufflait dans d’austères approches structurales des textes, L’institution nous apportait un vent de fraîcheur. D’autant plus salutaire qu’elle nous ouvrit les yeux sur un aspect de la littérature qui, par aveuglement ou par marquage idéologique, échappait aux études littéraires. » Par la suite, le livre a trouvé sa place parmi les classiques de la sociologie culturelle aux côtés, notamment, des Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire de Pierre Bourdieu. Si Le Carnet et les Instants n’est pas le lieu pour comparer les concepts d’institution et de champ, il est utile de rappeler qu’ils font apparaître qu’« en théorie comme en pratique, que ce qu’on nomme littérature n’était pas une réalité désincarnée, suspendue dans une sorte d’espace sans attaches ». La puissance du mot institution n’est pas seulement de montrer que la sphère littéraire est une organisation autonome, un système socialisateur, un appareil idéologique et de l’assimiler à d’autres ensembles comme la famille ou l’école mais aussi d’affirmer que le processus d’institutionnalisation est toujours en cours. En effet, institution est aussi à entendre dans ses sens de création, fondation, constitution. Le livre était tel aussi ; il ne figeait pas, ne serrait pas les boulons, il générait et s’affirmait inachevé. Toujours inachevé. Tout en posant les bases solides d’une théorie de l’institution de la littérature française des XIXe et XXe siècles, Dubois n’a jamais feint de connaître toute la portée de ce qu’il mettait en place ; il savait qu’il était dans le provisoire, dans le toujours en cours.

Aussi, quand, en annexe du livre, il travaillait des textes de Zola, Mallarmé et Beckett selon les principes d’analyse d’institution, il le faisait sous forme de note « affirmant là leur caractère expérimental et inachevé ». La réédition de l’ouvrage tend à le confirmer. La postface que, contrairement aux usages de la collection, Jacques Dubois a signée lui-même, n’est pas une analyse du livre mais son prolongement. S’il revient sur les raisons de la création du concept d’institution, il montre comment certains de ses éléments ont pu être étendus, enrichis par d’autres sociologues de la littérature mais aussi comment il est dynamisé par la suite de l’histoire littéraire. Il ouvre également des pistes au prolongement de son étude en pointant deux nouveaux instituants de l’institution, deux mutations technologiques, deux nouvelles tendances : la présence des écrivains d’une part sur les chaînes de radio et de télévision et sur les réseaux sociaux et le web de l’autre. « Et ceci va plutôt dans le sens d’une dispersion anarchique de la réalité littéraire comme d’une remise en cause fondamentale des fonctions auteurs et lecteurs à l’ère du numérique. » Une étude sociologique reste à mener sur l’impact du numérique sur la littérature et son institution. À qui le tour ?

Michel Zumkir


[1] Pour mieux connaître la carrière scientifique, les engagements, les rencontres, etc. de Jacques Dubois, lire le très beau livre d’entretiens réalisés avec Laurent Demoulin Tout le reste est littérature, Impressions nouvelles, 2018.