Le jour où la toile s’est déchirée

Quentin JARDON, Alexandria : les pionniers du web, Gallimard, 2019, 243 p., 21.50 € / ePub : 15.99 €, ISBN : 978-2-07-285287-9

Quentin Jardon AlexandriaC’est énoncer un lieu commun que de dire que les technologies évoluent vite, imposent en quelques années leur usage comme une évidence de toujours, nous entraînant dans une danse qui donne le tournis. Au point que l’on doive parler de fracture numérique touchant ceux qui ont manqué une étape ! Et surtout de nous faire oublier comment était le monde d’avant, de faire passer dans l’ombre le chemin par lequel elles sont nées et surtout les choix ou non-choix qui leur ont permis de s’implanter dans notre vie.

Quentin Jardon, qui est journaliste (24h01, Wilfried) a pris à bras le corps l’histoire du web et il s’est penché sur les circonstances qui en ont généralisé l’usage sous la forme que nous lui connaissons aujourd’hui. Dans sa recherche, il s’est focalisé sur la figure d’un homme, Robert Cailliau, qui était à l’origine du projet aux côtés de l’Anglais Tim Berners-Lee. Intrigué par le fait que seul ce dernier apparaisse désormais comme inventeur dans les historiques officiels, comme ces généraux déchus gommés des clichés soviétiques, il a cherché à comprendre cet effacement en remontant aux sources et en reconstituant le déroulé des faits jusqu’à ce jour.

Belge d’origine installé dans le Jura, à proximité du siège suisse du CERN, et aujourd’hui retraité, Robert Cailliau a décidé en 2013 de ne plus faire de déclaration publique. C’est donc tout naturellement qu’il a éconduit l’auteur qui sollicitait avec insistance une rencontre avec la conviction que seul cet homme en rupture serait à même lui procurer les informations recherchées. Ce refus net n’a pas découragé le journaliste éconduit qui a multiplié les démarches dans son entourage et pris connaissance des données d’archives auxquelles il a pu avoir accès. C’est ce travail de fourmi qu’il nous présente dans un récit qui prend parfois des allures de thriller tant il est parsemé de trahisons, de coups fourrés et de rebondissements.

Il faut dire qu’au début des années 1990, quand l’idée du Web voit le jour dans la tête de deux chercheurs, presque personne n’est prêt à parier sur l’idée. Leur objectif est pourtant ambitieux : en combinant de manière innovante des technologies existantes, ils veulent créer un système mondial interactif et gratuit de partage des connaissances. Mais le travail de programmation nécessaire est colossal et ils ne peuvent le réaliser sans disposer de moyens humains et techniques supplémentaires. À cette époque, le prestigieux centre de recherche qui les emploie est sur le point de lancer son programme d’accélérateur de particules et le CERN ne peut se permettre de mener les deux projets de front. Multipliant les contacts et les conférences, les deux chercheurs tentent de convaincre la Commission européenne d’en faire son affaire, mais en vain. Personne ne s’émeut du sort de l’épais dossier que Robert Cailliau a intitulé Alexandria, en hommage à la grande bibliothèque détruite jadis par les flammes. En désespoir de cause, ils décident de mettre leur travail en l’état dans le domaine public, tablant sur une mobilisation solidaire du monde des chercheurs.

La suite ne leur donnera pas raison : animés par d’autres objectifs détachés de l’idéal poursuivi, des financiers de la Silicon Valley flairent la bonne affaire. À force de promesses, ils parviennent à convaincre Tim de s’associer à eux et de se détacher du CERN. Les tentatives de maintenir un ancrage européen n’auront pas de véritable lendemain et très vite, la machine s’emballe pour connaître le destin que nous lui connaissons : le Web est accessible via des logiciels payants puis gratuits et trouve une source de profits plantureux avec le règne de Google, de Facebook, Instagram et Amazon. En quelques années à peine, il a changé de continent et est à la base de fortunes parmi les plus grandes du monde, jusqu’à ce qu’on l’accuse aujourd’hui d’être à la source de trumperies, fausses nouvelles et espionnages divers. Que de chemin parcouru ou plutôt de régressions par rapport à l’idéal initial qui passe aujourd’hui pour une utopie !

Mené rondement, le récit parcourt donc près d’une trentaine d’années et, alors que nous pensons qu’il va se clore en l’état, il débouche de façon inespérée sur un entretien avec Robert Cailliau qui, informé des démarches indirectes de l’auteur, décide de le recevoir, sans doute pour mesurer l’état et la qualité des informations dont il dispose. La rencontre est désarmante et le chemin parcouru avant lui confère une tonalité particulière. Le chercheur qui a opté pour l’ombre est un homme qui vit simplement, qui ne fréquente pas le Web et ses avatars, qui cultive son jardin, prend soin de sa famille et vient au rendez-vous à vélo. C’est dire si le regard qu’il porte sur le destin de son travail est guidé par la distance et le sens critique, même si la sagesse le porte à ne plus alimenter sa rancœur.

Ouvert sur une enquête bien documentée, poussé par la tournure épique des faits, voici un livre écrit avec soin qui titille notre conscience et nous ramène au coin du feu, loin de la folie des hommes, vers la recherche de l’accord aux choses, des bonheurs qui ne s’achètent ni ne se vendent.

Thierry Detienne