Étienne Verhasselt. L’absurde comme vérité de l’ordre

Étienne VERHASSELT, L’éternité, brève, Tripode, 2019, 304 p., 22 €, ISBN : 978-2-37055-206-8

Etienne Verhasselt L'éternité brève

Après le très remarqué Les pas perdus (Tripode, 2018), Étienne Verhasselt nous livre un deuxième recueil de nouvelles dont l’oxymore du titre donne le ton. Assemblées en six cycles, elles distordent la condition humaine dans les paradoxes de l’absurde, du nonsense. Le sous-titre du recueil, Éclats du grand foutoir, précise l’enjeu d’une écriture qui, explorant le bordel de l’existence, campe des vies dérapant dans l’amour fou, la démence, la volonté de néant. « Alma » en ouverture construit jusqu’à la déconstruction la scène d’une rupture amoureuse. La passion culmine dans son naufrage. La femme-énigme délaisse son amant qui, comme d’autres personnages des nouvelles, tient de Plume de Michaux. Le réel les agresse. Parmi les vies désaccordées, il y a celle de l’homme qui, pour se sauver de la douleur de la séparation, imagine des séances de cassage de gueule. Motif récurrent, la défaisance des visages s’illustre dans « Mutinerie » par la sédition de visages qui, s’émancipant de leurs propriétaires, poussent à la sécession les autres organes.

Enveloppée dans un climat évoquant Kafka, Boris Vian, Julio Cortazar, la tonalité du recueil est celle de la discordance, de la faille. Le monde glissant dans le cauchemar, assistant à la volée en éclats de ses lois, de ses axiomes de base, l’humain perd les commandes de sa destinée. Le monde se divise entre victimes et bourreaux. Comme, dans la nouvelle de Kafka, Grégoire Samsa se retrouve cancrelat, les métamorphoses menacent les êtres. Si elles sont souvent subies, elles peuvent faire l’objet d’un choix. Doutant d’avoir une vie, l’insignifiant Adalbert Huxe — une sorte de frère de Bartleby le scribe — décide de se supprimer. Une modalité de disparition se présente à lui sous la forme d’un devenir tortue. D’autres sont convaincus de leur être-crayon (« Drôles d’oiseaux »). Il suffit d’un rien pour que l’univers s’affaisse, sombre dans l’absurde.

L’écriture d’Étienne Verhasselt excelle dans la parodie au vitriol de nos sociétés, de nos modes d’être. « One shot dog » cisèle en le poussant à sa limite l’esprit fashionista et sa cruauté frivole. « Sainte Famille » campe un modèle familial infanticide composé de la chose (la femme), l’ordure (l’homme) et le déchet (le môme).

L’éternité est brève ; le suicide une chose, non une idée. Cohérence formelle oblige, dans une nouvelle de quatre lignes dès lors que l’éternité est brève, une maîtresse d’école enseigne aux élèves morts (« Classe d’outre-tombe »). Dans ses microfictions tracées au scalpel de la poésie, Étienne Verhasselt ausculte en éthologue, en géologue, en chirurgien les zones de friction, de dérapage. Miroir grossissant et déformant, le verbe permet de radiographier les fêlures du corps social, les points de crise du réel. L’essence de la règle est de se dérégler, celle de l’ordre de s’abîmer dans l’anarchie qui est son prolongement. Les invisibles, les inadaptés, ceux qui n’ont pas droit au chapitre, qui désertent un système dément, la grande confrérie des « perdants magnifiques » (Leonard Cohen) sont convoqués. Dans « Le décret » (le port du bracelet est interdit dans les chambres d’hôtel), « Vive le Belfranbourg » (au pied du Mont Ticule, un état ubuesque est doté de x parlements, de la crèche des poupons au secondaire), la loufoquerie de nos règlements, de nos conventions, de nos systèmes politiques se voit épinglée.

En cas d’incendie dans l’hôtel, nous prions notre aimable clientèle de bien vouloir se conformer au règlement d’ordre intérieur :
Ne signalez pas l’incendie, conservez à l’égard du feu une neutralité bienveillante, propice à son plein épanouissement.
Ouvrez grand les fenêtres de la chambre : pour se développer et se propager le feu a besoin d’air.

« En cas d’incendie »

Le fantastique empiète sur le principe de réalité. Il n’est pas rare qu’un mur doté de propriétés surnaturelles s’emporte dans une croissance tératologique (« Melancholia »), que certains êtres subissent une mutation génétique se traduisant par l’apparition d’un gène en forme de pétale, lequel gène les prédestine à devenir fleuriste (« Éthologie III : les fleuristes »). Virtuose du dédoublement, de la réduplication itérative, l’auteur pose l’altérité comme une instance dépossédant la créature qu’elle hante. Le pastiche du monde littéraire, de la vanité des artistes côtoie les jeux sur les signifiants, sur l’inconscient de la langue (l’agent secret « Harry Koblan », « haricot blanc », « une sorte de Mister Bean, en pire », l’agent soviétique Viktor Katastrof…).

L’ombre de Kafka plane sur ces micronouvelles dominées par la culpabilité a priori, la perversion d’une loi devenue folle. Selon un dispositif que ne désavouerait pas La colonie pénitentiaire, dans la nouvelle « L’élu », une Table mutante rend des sentences judiciaires arbitraires qui plongent les habitants dans la terreur. Entre poésie libérant l’imaginaire et coups de sonde dans les impasses de la condition humaine, inhumaine et extrahumaine, L’éternité, brève balance ses batailles entre fleurs, ses roses prétentieuses (clin d’œil à la rose du Petit Prince ?), son esthétique rendant grâce à ce que nous reléguons dans le non-monde du déchet. Saluons Le Tripode qui, à chacun de ses ouvrages, crée un objet-livre de toute beauté.

Véronique Bergen