Free jazz

Bruno WAJSKOP, La force du crabe, Bord de l’eau, 2019, 109 p., 10 €, ISBN : 978-2-35687-665-2

rentrée littéraire wajskop la force du crabeJoseph Buren, le héros et narrateur, a un super-pouvoir : imprimer sa volonté par télépathie. La contrepartie ? Non la solitude abyssale des super-héros estampillés Marvel/Stan Lee mais un besoin de sommeil irrépressible et une incapacité à travailler, à en éprouver l’envie.

Passons sur divers collatéraux physiologiques (chair de poule, micro-vibrations, ventilation…) pour nous appesantir sur une vie terne, sans appétit. Qui tout peut… plus rien ne veut ?

Je ne pourrais pas vivre avec quelqu’un à qui l’amour serait imposé (…) La chair est faible mais mon esprit d’indépendance est super costaud. Je n’ai aucune envie de m’affoler pour une belle en cuisses et de me retrouver, par maladresse, embarqué à finir mes jours aux côtés d’une secrétaire en viager. 

Il vit donc en retrait du monde, décalé et comme absent du manège sociétal. Dans un appartement offert (merci, la suggestion !) par ses parents, auprès d’un clown-dealer et d’une bande de rastas :

Je n’avais qu’un objectif : être payé à ne rien faire. 

Le pitch s’est très rapidement détourné de son écran promotionnel pour verser dans une brume qui en détournerait plus d’un si l’essence du livre ne résidait, à mille coudées de la fantasy entrevue, dans une fantaisie débridée, qui dévale le long des phrases pour tendre ses filets d’absurde, d’ironie, d’humour :

Mes parents, eux, ne se sont jamais vraiment réveillés. Oh, ils fonctionnent, ils s’aiment comme avant, c’est-à-dire qu’ils sont toujours côte à côte sur le tapis roulant en route vers le grand tunnel (…) ils répètent les communiqués de presse qu’ils lisent dans le journal avec lequel ils sèchent les vitres lorsqu’ils les lavent. Pas un journal qui n’aura au moins servi à allumer un barbecue. Il y aura toujours ce tas de journaux qui sent le bois brûlé et que mon père relit des années plus tard. 

 Quoique. On ne cesse de se tromper d’histoire d’amour. La bulle de la comicsmania a vite éclaté, la comiquemania cède ensuite un large terrain à la tragédie du vide, à la difficulté de la communication, de la réalisation, de l’adéquation (à un sens, un complice en humanité).

Pourtant, l’espoir pointe le bout de son nez. Étudiant, Joseph a eu une aventure sexuelle prolongée avec la femme de son directeur, elle est tombée enceinte, il a disparu de sa vie sans intérêt pour sa progéniture. Que lui arrive-t-il soudain ? Il se sent vieillir, des ambitions ou des besoins nouveaux lui poussent ? Il se met à rechercher ce fils, le retrouve. Rodolphe, trente-sept ans, possède lui aussi un super-don : imposer le parler vrai à chacun.

Que va-t-il advenir de leurs retrouvailles ? Un antagonisme ? Une mise en commun de leur arsenal, qui pourrait faire des étincelles ? Jusqu’à sauver la planète non pas au travers de supersoniques arabesques contre d’apocalyptiques super-vilains mais en se frottant aux décideurs calfeutrés dans les bureaux de la CE ?

Quel opus singulier ! La quatrième de couverture évoque super-héros et sauvetage du monde mais il n’est guère question d’aventures ou d’action. D’ailleurs, le narrateur nous l’assène de la part de l’auteur :

Mais raconter une histoire, personnellement, ça ne m’intéresse pas. 

Mise abyme. Et plus encore. Car l’auteur lui-même demeure bien mystérieux. Hors histoire ? Je me souviens l’avoir croisé sur Facebook, il est éditeur, directeur de La Muette, auteur de cinq ou six livres aux titres (et à l’identité) énigmatiques, mais impossible de découvrir son profil, ce qui a précédé son irruption dans le microcosme il y a une vingtaine d’années (et il en a près de cinquante-quatre).

Ce qui arrime au livre, alors ? Un ton. Le plaisir d’une langue déhanchée et jazzante. L’interpellation, au tréfonds de nos êtres, d’une petite voix anémiée par la coulée des années :

J’ai le sarcasme ancré dans le corps. (…) le sarcasme m’habite comme si j’étais son habitat naturel, son sarcophage. Je suis un sarcophage à forme humaine habité par des pinces de crabe. 

Ma dernière pensée, au sortir du roman, vogue vers le Karoo de Steve Tesich, cet ouvrage-étendard qui insinue la communication père/fils et la réalisation intime sur des corniches vertigineuses, entre rire et larmes, affaissement et explosion.

Philippe Remy-Wilkin