Eugène Savitzkaya. Bisons et flèches de la poésie

Un coup de cœur du Carnet

Eugène SAVITZKAYA, Les couleurs de boucherie, Flammarion, coll. « Poésie », 2019, 224 p., 18 €, ISBN : 9782081461536

Lutin génial des Lettres belges, auteur de romans, de recueils poétiques qui font souffler un vent neuf sur les territoires du verbe (Mentir, Les morts sentent bon, Marin mon cœur, En vie, Fou trop poli, Fraudeur, Mongolie, plaine sale, Flânant…), Eugène Savitzskaya taille les mots comme un cueilleur, un oiseau afin de les ouvrir à la pâte des sensations. Livre fondateur paru en 1980 chez Christian Bourgois, Les couleurs de boucherie est réédité chez Flammarion (coll. « Poésie » d’Yves di Manno), précédé de l’envoûtant recueil poétique L’empire (L’atelier de l’agneau, 1976). Buissonnant la langue, ces deux textes la tordent vers l’organique, vers les pulsations de l’animal et du végétal. Faisant sauter tant que faire se peut la barrière entre mots et choses, Savitzkaya conte l’épopée des corps, des sueurs, des abominations et éblouissements de l’enfance. Cessant d’être un âge, l’enfance devient une catégorie de l’expérience.

Pas d’échappatoire dans les hauteurs paisibles de la métaphysique. Le poète Savitzkaya étreint la terre, dans une extase sensorielle née de l’observation des anfractuosités des choses muettes. Les mots éclatent comme des grappes sonores qui remontent au paléolithique, à l’apparition de l’homme dans l’univers. « Après la lecture de Tombeau pour cinq cent mille soldats de Pierre Guyotat qui m’avait blessé au ventre, c’était ma seule réponse possible, un manuel de contacts dangereux, de conduites à risques, de vêlage en période de guerre » écrit l’auteur dans son avant-dire rédigé en 2019. La veine épique de Guyotat transit les rafales textuelles de L’empire, la partition forestière des Couleurs de boucherie.  

Ce qui composera la singularité de son univers est déjà en place, en dé-place plutôt : l’attention à la matière, au refoulé, la chair meurtrie, l’écriture-corps qui vient de séismes physiques. Les images obsédantes, les concrétions hypnotiques reviennent dans le texte mais métamorphosées, dans l’éternel retour nietzschéen d’un bestiaire champêtre, sexuel.

Macule,
dore la robe de Paul, de la ju-
ment sans lignes, flèche au
nez et à l’aile, la petite du
supplice, le fémur intouchable
dans sa loge, la suppliciée en
robe blessée, pure et maculée

Point de recherche poétique formaliste chez Savitzkaya : la forme n’est rien sans les nerfs des mots qui parataxent et s’enroulent dans des étoiles végétales. Point de mimèsis, de représentation du monde du vivant : ses mots présentent directement, sans médiation savante, ce qu’ils convoquent. Dotés de prénoms privés de majuscule, raphaël, giovanni, firmin, debora… sont des figures davantage que des personnages. Des figures en résonance avec les forces du cosmos, avec les bisons, les cygnes, les lilas, les flèches, l’archer, la cruauté, la mort que relie une constellation de couleurs, les couleurs des voyelles de Rimbaud, les couleurs des états physiques du verbe.

D’un mangeur décapité, d’un four-
be, saint garçon parmi les lions,
la robe, la couleur de tombe, de
feuillage, d’entrailles blanches
et noires (…)

L’innocence et la férocité sont réversibles. L’épopée est celle de la sainteté et du martyre. Les deux recueils tournent autour des polarités de la pureté et de la souillure, de la vie et de son massacre. Des mots-talismans, des mots-bouquets d’herbe folle reviennent en boucle, sautant d’une orbite à l’autre, dans une poésie de l’atome branchée sur les couleurs, les odeurs, les sonorités, le gustatif et le tactile. Dans ces textes d’une beauté convulsive et souveraine, les phrases courent dans les rêves des bisons.

Véronique Bergen