Joseph Gillain, dit Jijé : de la BD aux arts plastiques, un artiste témoin de son temps

Un coup de cœur du Carnet

Philippe DELISLE et Benoît GLAUDE, Jijé, l’autre père de la BD franco-belge, PLG, coll. « Mémoire vive », 2019, 180 p., ISBN : 978-2-917837-33-7

Deux chercheurs, l’un, Philippe Delisle, français, qui enseigne l’histoire contemporaine à l’Université de Lyon III, en s’intéressant à l’idéologie portée par la « littérature dessinée », et l’autre, Benoit Glaude, belge, docteur en langues et lettres, chercheur au FNRS et chargé de cours à l’UCL, nous livrent ici un passionnant essai, très structuré, bien documenté, richement illustré par des documents inédits ou précieux, avec un appareil critique sérieux : catalogue des œuvres littéraires illustrées par Joseph Gillain, bibliographie comportant : catalogues de l’œuvre de Jijé, études centrées sur l’œuvre de Jijé, études générales abordant l’œuvre de Jijé ; index des noms de titres et de personnages. La structure de l’ouvrage, écrit lisiblement, dans un style à la fois rigoureux quant à l’analyse, mais limpide quant à sa formulation, et parsemé d’exemples, grâce à des planches, dessins ou autres documents graphiques auxquels il est fait référence dans l’analyse en corps du texte, aborde en six chapitres le parcours et le travail de ce père créateur, avec Hergé, de la bande dessinée belge : Fils de Tintin ; Fils d’écrivain ; Fils de curé ; Jijé confrère ; Frère des peuples ; Père fondateur.

Hergé (Georges Rémi), à l’origine de l’école dite bruxelloise et inspirateur du magazine Tintin, est certes mieux connu que Joseph Gillain, dit Jijé, que l’on a assimilé à la création de l’école de Marcinelle, à travers le magazine Spirou et les éditions Dupuis. Dans cette analyse passionnante, les auteurs abordent l’histoire de la bande dessinée belge, dont les débuts peuvent être situés dans les années 30. Une histoire qui la voit naître dans les milieux chrétiens d’avant-guerre en tant qu’outil d’éducation et de propagande pour la jeunesse. Puis à travers les années 50 et 60, progressivement s’émanciper de ces tendances pour s’ouvrir à d’autres influences : la décolonisation, la guerre froide, les mouvements sociaux d’un monde en profonde mutation conduiront chacun de ces deux pères fondateurs de la bande dessinée belge à prendre un chemin différent. Delisle et Glaude relativisent aussi l’apparente opposition académique entre les magazines Tintin et Spirou en soulignant notamment les fréquents aller-retour de certains de leurs dessinateurs respectifs d’un journal à l’autre. Ils soulignent combien Jijé était un artiste complet (bande dessinée mais aussi peintre et sculpteur), et, dans le domaine de la BD, sa maîtrise dans le domaine des récits réalistes – sa série Jerry Spring ou Les chevaliers du ciel en sont deux exemples – mais aussi son aptitude à exceller dans la caricature – son influence sur Franquin, qui fut son élève et fit carrière dans le journal Tintin, est notoire. Mais, fait étonnant et riche quant à la perception de l’histoire littéraire et culturelle wallonne, ils soulignent également les connexions existant entre le jeune Jijé et les Cahiers wallons ou la Société littéraire des Rèlis namurwès, via sa collaboration originelle avec son père, écrivain et conteur wallon.

Il y a donc une belle mise en perspective entre divers plans de lecture, dans cet essai agréable et rigoureux, qui donne une réelle profondeur au propos. Nous ne sommes pas dans la monographie ou la littérature hyperspécialisée mais dans un véritable travail d’analyse et de prospective sur le thème de la littérature dessinée, de la sociologie de la Belgique d’avant-guerre, de l’évolution de la création plastique et de ses contenus d’idées sous l’influence accrue des comics américains (avec au passage une analyse de l’évolution de ceux-ci des années 40 à la contre-culture des années 60 et 70) et de l’histoire de l’Art. Un livre absolument séduisant !

Éric Brogniet