Un passé en embuscade

Bernard CAPRASSE, Le cahier orange, Weyrich, coll. « Plumes du coq », 2020, 390 p., 17.50 €, ISBN : 9782874895906

La guerre 40-45 est sans aucun doute un ferment narratif qui ne cesse de nourrir la littérature en général et celle des auteurs belges francophones en particulier. Les conflits armés bousculent l’ordre de choses, suspendent le cours des activités habituelles, séparent les familles, déplacent les personnes et créent un espace-temps propice au repositionnement des personnes. Ils permettent des règlements de compte en sous-main, rebattent les cartes relationnelles et sentimentales, remplissent les boîtes à souvenirs de douleurs, de deuils, de privations, de rancoeurs, mais aussi de joies intenses liées aux retrouvailles, au retour de la paix, à la libération.

Le premier roman de Bernard Caprasse se situe d’évidence dans cette veine. Mais il y ajoute un lien fort avec le présent qui offre d’autres ancrages à une intrigue bien ficelée. Le récit débute par le décès d’un couple de riches Américains qui viennent de périr dans un accident d’avion. À cette occasion, leur fils Anton, avocat de renommée internationale, force la porte d’un coffre et y trouve Le cahier orange dans lequel est consigné un roman. Cet écrit, dont il prend connaissance et qui situe l’action en Ardenne belge, s’étale précisément sur la période de la seconde guerre mondiale et adopte le point de vue d’Olga, une jeune femme prise dans la tourmente. Fille d’un cordonnier réputé qui dirige son commerce et sa famille d’une main de fer, elle va se frayer un chemin pour prendre son destin en mains et se dégager de l’emprise paternelle alors qu’il n’est guère aisé de s’affirmer comme une femme libre en 1940, plus encore lorsque l’on vit en milieu rural. Intermédiaire dans un commerce de bottes pour soldats allemands que son père fabrique et dont elle assure la livraison, elle va jouer le rôle d’agent double en servant très activement et efficacement la cause de la résistance. Et surtout, elle va s’octroyer le droit d’aimer un gradé allemand qui lui voue un amour sincère. À la fin de la guerre, une attaque d’une colonne de chars allemands déchaîne des représailles terribles sur le village qui laissent des blessures profondes. Elle est identifiée comme collaboratrice et subit les humiliations réservées aux femmes qui ont trahi, sans réaction aucune de ceux qui connaissent sa double action.

Pris dans le feu de l’action de ce récit captivant, nous revenons à Anton et nous demandons comme lui pourquoi ce manuscrit, qui forme un roman dans le roman, se trouve dans le coffre et quel est son lien avec ses parents qui viennent de décéder. Décidé à connaître le fin mot du mystère, Anton se met en route pour la Belgique et il va déployer tous les moyens nécessaires pour parvenir à ses fins. Au fil de sa quête, nous allons remonter le cours de l’histoire et mettre à jour un à un les éléments manquants du puzzle. Dans ce périple, il apparaîtra clairement que Le cahier orange s’est nourri de la réalité et que celle-ci dépasse comme souvent de loin la fiction. Les masques tombent, les héros montrent leur visage de crapules, les passions se déchaînent et la vérité éclate au grand jour, mettant en lumière le rôle de chacun et les relations réelles entre protagonistes. Tout au long de l’enquête, nous sillonnons l’Ardenne profonde jusqu’à Liège, passant par bien des lieux dont le charme est rendu avec justesse. Ancien Gouverneur de la province de Luxembourg, Bernard Caprasse a saisi l’occasion une fois de plus de célébrer une région qu’il aime et il l’a fait avec bonheur en nous donnant une double fable subtile aux rebondissements multiples et savamment articulés.

Thierry Detienne