Quête du Graal au milieu des immondices

Thomas DEPRYCK, Le bousier, Lansman, 2020, 70 p., 11 €, ISBN : 978-2-8071-0277-4

Le bousier de Thomas Depryck offre un écho saisissant à l’actualité brûlante, sous le signe de l’épidémie, de la crise et de la peur. C’est que ce conte fantastique et absurde, imprégné des codes de la tragédie grecque, met en scène deux hommes et une femme malades des suites d’un effondrement cataclysmique ayant décimé l’écrasante majorité des humains.

Inquiétante étrangeté

Dans ce monde post-apocalyptique, rien n’est tout à fait vivant, ni tout à fait mort. Corps, humains, animaux, marionnettes, cadavres, rien n’est tout à fait ce qu’il est censé être. Un univers du doute, de la suggestion, du conditionnel, de l’hybridité, de la bâtardise. En témoigne l’usage détourné de certains mots et références culturelles par les personnages. Il règne une atmosphère d‘intraçabilité.

Ils sont au milieu de nulle part, ils creusent, ils n’arrêtent pas de creuser, à se demander si, plutôt que d’enfouir les morts, en réalité, à la fin des fins, ils ne cherchent pas à atteindre le magma originel, le fond du fond, l’essence de toute chose ici-bas.

Némésis vit dans l’Ailleurs, l’esprit tourné vers les songes, les rêves, le ciel et l’eau. Moïra se profile en leader et affiche une connexion particulière avec la terre, le sol et les animaux. Hybris, joueur, démontre un penchant pour l’héroïsme et la grandeur. Leur rôle ? Être les fossoyeurs d’un monde sans âme, creuser et enterrer les cadavres en décomposition, perpétuer le cycle de la mort à défaut de perpétuer le cycle de la vie. 

Criblés de désirs insatisfaits et de peurs, ils mènent une quête, certes maladroite, imprécise, utopique, mais nécessaire : retrouver l’harmonie perdue avec le Vivant, la nature et leur âme d’enfant. À l’innocence de leurs ébats et de leurs chamailleries s’oppose l’austérité macabre environnante : raréfaction des ressources naturelles, pourriture, déchets, aridité, absence.

Le point d’orgue de la pièce ? La rencontre inopinée d’un bousier, un insecte coprophage adepte d’une philosophie de vie basée sur le recyclage (« rien ne se perd, tout se transforme »). Celui-ci, des allures de Messie, s’attire l’amour maternel de Moïra et, adopté par le groupe, il le ravive pour un temps, symbolisant le triomphe de la vie sur la mort. Jusqu’à ce que…

L’Ange et la Bête

Les trois personnages principaux s’avèrent à la fois acteurs et marionnettes, moteurs d’une histoire, mais créée par d’autres (les narrateurs), non sans rappeler la fameuse formule de Karl Marx sur la relation entre les humains et l’Histoire : « Ce sont les hommes qui font l’Histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. »

Le paradoxe va même plus loin en jouant, d’une part, sur la réification des personnages, réduits au statut de déchets, de pantins, d’êtres inanimés, et, d’autre part, sur la mythification, les élevant au rang de symboles. Cette tension entre êtres de corps et êtres d’idées se retrouve dans l’absence totale de description physique des personnages. Un reflet de la condition de l’homme, un être voué à errer entre terre et ciel ?

Le langage taillé par Thomas Depryck est lui aussi vecteur de ce contraste et mouvement incessant entre terre-à-terre et raffinement, vulgarité brute et préciosité chatoyante, harmonie et rupture, jubilations et cynisme. 

Si le récit est gorgé des règles incontournables de la tragédie grecque, à travers les noms des personnages, la forme/structure (unités de lieu, de temps et d’action) et la narration (actions et événements interprétés par trois acteurs, commentés sporadiquement par un chœur tricéphale), c’est pour mieux en briser le carcan ou, plus exactement, pour y faire voltiger l’étendard de l’humour, l’écume du surréalisme, le pétale de l’absurde et le fumet de la poésie.

Un parallélisme mérite d’être souligné entre le théâtre grec antique et le théâtre contemporain en général : le recours au méta-théâtre, à l’intégration de procédés de distanciation avec l’oeuvre d’art elle-même. Toutefois, si dans le théâtre grec, le choeur sert à construire et à structurer la linéarité du récit, dans le théâtre contemporain, la dimension méta vise souvent à le déconstruire, à en briser la linéarité.

En dénonçant les conséquences ultimes d’une société productiviste qui sème la mort des êtres et des choses, et en mettant en lumière la beauté irrésistible de la vie et de la symbiose, la pièce s’attache à saisir l’esprit de notre époque. Sa puissance de fable surréaliste et onirique réside en grande partie dans son savant mélange de simplicité et de polysémie. Une catharsis des temps modernes ?

Julien-Paul Remy