Le vertige des masques

Jean-François FÜEG, Ni Dieu, ni halušky, préface de Jean-Pierre Sakoun, postface de Dominique Costermans, Territoires de la mémoire, 2019, 96 p., 9 €, ISBN : 978-2-930408-43-9

« Elle qui avait lutté toute une vie pour ne pas être fille d’immigrés, la termina  Anna Bielik », Page 69, Jean-François Füeg lâche cette phrase simple et trouble, la nomination initiale la mère reprenait le dessus et Annie allait disparaître…

Dans Ni Dieu, ni halušky, son dernier opus, l’auteur poursuit la quête d’une mise à jour du palimpseste de toute immigration, des secrets de famille intriqués dans l’histoire collective, des silences paralysants. Cette suite de livres[1] poursuit avec une qualité rare, le dévoilement du concept de « stress identitaire ». L’histoire d’Annie, c’est l’histoire de la mère, celle qui conte une autre histoire fondatrice à ses enfants, qui raconte l’Histoire à sa façon, déportée du réel, en touches rhapsodiques, cousant bout à bout des incongruités qui tiennent, se polissent, prennent sens et enlisent la famille au fil du temps.

La personne/personnage d’Annie est interrogée, à l’évidence, pour délier ces subterfuges terribles qui consistent à aveugler sa propre histoire pour se délivrer de l’histoire collective.

Un être, c’est une poupée russe infinie et le récit de Jean-François Füeg en révèle un maximum de figures. Il les ouvre devant nous, avec une rare précision, dans l‘intime attention à chaque détail relié à un autre qui lui, est soudain contesté. L’enquête repart alors et de page en page, le récit nous invite à un véritable processus de révélation du temps joué et masqué tout à la fois. Ce stress identitaire devient dans le Global monde une sorte d’épuisement systématique des individus saisis dans l’errance et la déshérence. Dans le sillage des livres précédents, l’auteur descend, degré par degré, couche aveuglante par couche floutée dans une histoire familiale où cette blessure au flanc de notre humanité -“Qui je suis” – ouvre sur des vertiges d’évidences révélés tout autant que sur des questionnements qui font le centre de notre monde.

Ce petit livre à la typographie serrée est envoûtant. À peine la lecture entreprise, que la mystérieuse machine reliant le lecteur au texte se met en marche. Ni Dieu, ni halušky révèle vite sa matière essentielle, dans le duo de sincérité et vérité, qui est de regarder par tous les biais de la mémoire et de l’écriture ce qui ne peut souvent se regarder de face. L’identité, qui semble le mot le plus éventé de l’époque, retrouve ici toute sa densité tragique. L’auteur, historien, se sert de l’investigation comme d’un scalpel rare en ce temps de « post-vérité » : les faits vécus, rapportés, racontés, singuliers ou privés sont, non mis à plat, mais en perspective. La résonance des uns et des autres fait la trame même du récit.

Dans Loin de moi, Clément Rosset soulignait à quel point le « Connais-toi toi-même » socratique pouvait aveugler le sujet, « trop proche de soi » pour se délivrer des mystères qui serpentent en lui. Il s’agit de s’éloigner de soi, de prendre la fameuse distance du regard oblique dont Pascal Quignard nous révéla la puissance et la subtilité dans Le sexe et l’effroi. La fascination nous fige, dit-il, c’est par la traverse qu’on s’approche au mieux de ce qui s’affiche et fige dans le même temps. Comment entendre résonner en soi cette fameuse identité, qui n’est pas « racines » ni langue, ni… mais un entrelacs de récits reconnus, ingérés et proférés comme vrais, authentiques, plastiques et opportunistes.  La dissimulation forcée, agie, ou silencieusement élaborée, sous le masque d’une altérité apparemment improbable, nous amène un jour ou l’autre à faire face à cette hypnotique Méduse (le mensonge de soi) et à tenter d’en domestiquer le perfide ricanement… Le refoulement devient clivage, le mensonge s’apprête en vérité intime puis collective ; le transfuge a réussi alors sa transplantation historique…

Kafka nous a lancé depuis le siècle précédent cet augure terrible: “La littérature est une hache plantée dans la mer gelée en nous”. Jean-François Füeg a fait, pour nous, ce formidable travail, au nom de l’enfant qu’il fut, de celles et ceux qui le suivent, et de l’historien qui tente de nous soustraire au mal de la disparition dans l’affabulation.

Le texte de l’auteur est préfacé par Jean-Pierre Sakoun, en une courte et dense réflexion sur le “je déjoué” et le mentir-vrai… Dominique Costermans, elle, clôture le livre par une lecture et mise en perspective tonique et richement argumentée du récit.

Daniel Simon


[1] Jozef Bielik n’est pas un héros (Territoires de la mémoire, 2013), Les oreilles des éléphants (Weyrich, 2017)Robert Füeg n’est pas un salaud (Territoires de la mémoire, 2018) et Notre été 82 (Weyrich, 2019).