À fleurets mouchetés, les « souvenotes » d’Alechinsky

Un coup de cœur du Carnet

Pierre ALECHINSKY, Ambidextre, Gallimard, 2019, 464 p., 102 illustrations, 39 €, ISBN : 978-2-07-286842-9

Mais quelles furent donc les fées magiciennes qui, avec amour des couleurs kaléidoscopiques, attention malicieuse, et espièglerie des mots, se penchèrent sur le berceau de ce nouveau-né, devenu au cours de la seconde moitié du 20e siècle l’un des plus grands artistes vivants, et qui, au 21e, l’est resté ? L’on découvre avec plaisir une multitude de réponses possibles, aussi justes et tonifiantes les unes que les autres, dans Ambidextre, le nouvel ouvrage – en toutes lettres et illustrations – de Pierre Alechinsky.


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Il y est pas mal question d’origines et d’histoires familiales. Le père d’Alechinsky, russe, juif et athée, avait eu toutes les raisons de fuir la Russie en pleines convulsions, après la chute du tsar Nicolas II. Arrivé à Bruxelles, il obtient la nationalité belge, et rencontre Germaine Durant, une bruxelloise francophone aux origines wallonne, flamande et lorraine. Les deux font la paire, y compris dans des études de médecine qu’ils entreprennent en commun. En 1927 naît leur fils Pierre, qui dans son enfance n’a selon cette époque qu’un seul défaut : il est gaucher. Formé à l’école Decroly, le garçon est contraint d’utiliser la main droite pour apprendre à écrire. Des difficultés scolaires vont suivre, mais la main gauche est là, et résiste: Pierre l’utilisera désormais pour dessiner. « Dessiner : écrire avant la lettre. » Ainsi est-il devenu, pour le meilleur et malgré les embûches, parfaitement ambidextre. Le mot donne son titre à ce beau livre de plus de 450 pages, qui, malgré son volume, faut-il le préciser, n’a cependant rien d’épais.

Car l’écriture d’Alechinsky, tout comme son esprit constamment sur le vif, a la fluidité jaillissante d’une rivière de montagne. Elle rebondit sur les pierres (lithographiques) et les roches (taillées), se juche sur des bouts de bois japonais qui, trempés dans l’encre de chine, font d’excellents postes d’observation. Elle creuse dans son sillage un tourbillon de sensations et d’émotions, de rêveries et de rêves, d’anecdotes narquoises, d’aphorismes cinglants, de réflexions tantôt crues, tantôt tendres – une évocation sans pathos de la maladie de sa mère vieillissante, notamment. Elle emporte le lecteur dans un chemin de vie qui révèle la quête existentielle d’un artiste, toujours et entièrement adonné au travail (mot honni par André Breton dont il fut proche). Venu de l’imprimerie (La Cambre), graveur, peintre, écrivain, enlumineur de livres, ce gaucher contrarié a gardé de ses années de jeunesse un goût prononcé pour tirer la langue à tout ce qui risque, aujourd’hui encore, de l’embastiller. « Je ne me défends pas, écrit-il d’ailleurs, j’attaque pied à pied. » Alechinsky descend en flèche la scénographie architecturale du Musée d’Orsay, la bêtise des questionnaires pseudo-scientifiques, ou certains artistes tels Joseph Beuys (qui ironisait un peu facilement sur sa carrière de pilote dans la Luftwaffe, lorsque les Stuka mitraillaient les civils en fuite sur les routes de Belgique et de France).

Et ce ne sont pas les années qui passent, alors qu’une grande partie de ses amis « ont eu le culot de mourir avant (lui) », qui lui font baisser la garde. Ceux-là, Dotremont, Reinhoud, Jean Raine, Pierre-André Benoit, Jean Tardieu, Miro, parmi d’autres, font l’objet de conversations partagées, de jeux de mots échangés, et construisent au fil des pages des portraits attachants, où, même dans la retranscription d’une conversation orale, se lisent également l’exigence du mot juste et de la précision syntaxique : « Une virgule lâche, et c’est toute la phrase qui se démaille », observe l’homme de plume et pinceau.

Ni livre de mémoires (encore que la sienne ne fasse pas défaut), ni discours de la méthode d’un atrabilaire autocentré (« L’art, une faille dans la catastrophe », résume-t-il simplement), cet ensemble de « souvenotes », comme Alechinsky les appelle, constitue un passionnant voyage au long cours dans une existence qui n’a pas manqué de rencontres cruciales, ni de circonstances décisives. Constitué de blocs de pages plus ou moins longs, serties d’illustrations légendées à l’ancienne par l’auteur, on y entre par où l’on veut, attiré par un titre (Ensortilège), intrigué par un autre (Pluie de roses, la « maison de vieux » où se retira, malade, Christian Dotremont), secoué par un son (Ting, du nom de ce peintre chinois avec qui il entretint connivence et amitié autour de l’acrylique et de Central Park à New York). On s’effraie de la lucidité désespérante du grand Bram van Velde, on rebondit sur l’humour noir, joyeusement incandescent, de l’écrivaine Joyce Mansour, trop oubliée aujourd’hui. On reprend par une autre porte, qui s’ouvre sur les compagnons fidèles passés par Cobra, le surréalisme, ou au contraire, grands solitaires, qui s’en sont tenus éloignés. Nous voici devant des encres de Michaux, rappelant, carte postale 1900 faisant foi, une vue de la dune à Westende. Remontant vers le Nord, on croise au large l’épique Cap Jorn, grand frère furieux remettant chaque matin tout en question. Et on referme ce maître-livre en sachant qu’on y reviendra, tout étourdi par la virtuosité avec laquelle Alechinsky a noué cette intime et subtile conversation entre l’art, le langage, et la poésie.     

Alain Delaunois