Trois saignées

Un coup de cœur du Carnet

Harry SZPILMANN, Approches de la lumière, Taillis pré, 2019, 18 €, ISBN : 978-2-87450-155-5 ; Genèses et Magmas I, Cormier, 2019, 18 €, ISBN : 978-2-87598-020-5 ; Genèses et Magmas II, Cormier, 2019, 14 €, ISBN : 978-2-87598-021-2

« C’est mal connaître la poésie que de la taxer d’inutile. La poésie, par excellence, sert à localiser la Terre. » (GM II, p. 9)

Trois recueils sortis de presse simultanément, une rencontre du troisième type : Harry Spzilmann délivre ses Approches de la lumière (Le Taillis Pré) et deux volumes de Genèses et Magmas (Le Cormier), pour le plus grand bonheur des aficionados de la poésie szpilmannienne comme pour ceux qui la découvriront.

Aurait-il une autre vocation que poète, Harry Szpilmann serait sans doute cartographe. « Écrire et vivre, à faire résonner, à coups de strophes comme des salves de lumières, l’appel d’une Terre encore indiscernable » (GM II). Abscisses et coordonnées sont difficilement localisables chez Szpilmann ; tout au plus se décèle, dans les poèmes, la présence de déserts mouvants. De volcans azurés. De plantes vivaces ou luxuriantes, pourvu qu’elles aient un nom qui dépasse l’entendement : ainsi par exemple des acanthes, des carex et des oléandres, qui deviennent affects, pures intensités. L’opération poétique à l’œuvre est en effet celle de la transfiguration, du « moindre caillou, du moindre brin d’herbe [qui] sont aussi une extrapolation du feu. ». Un seul mot d’ordre de cette écriture singulière, explicitement revendiqué : l’expérimentation. Car « il revient à l’expérience poétique de faire sauter les verrous et les rives de l’entendement, et d’alors laisser affleurer à la surface de la langue les sources tourmentées de la sensibilité » (GM II).

C’est ainsi que les éléments, dans cette poésie aux « signes ignés », sont toujours démentiels, à la mesure des fulgurances poétiques qui en saisissent les éclats et les retombées. Brèches et fissures témoignent d’une vive césure entre le Dedans et le Dehors, qui se voient parfois résorbés, formant alors « un même espace partagé » (AL). Nombre d’occurrences du « pinacle », du « zénith », de l’« apogée » dans les trois recueils signalent en contrepoint la présence d’abîmes singulièrement szpilmanniens. Tant d’abîmes, en effet, où le vers sombrerait si la langue ne s’ouvrait pas en corolles et, avec son corollaire, la recherche d’une élévation. Tant de merveilles dans cette poésie – toujours insatisfaite, toujours exigeante –, car « vivre n’est pas tant une expérience significative, qu’intensive et vibratoire » (GM II).

Parole, Origine, Désir, Présence : ces mots, souvent en majuscules dans les trois recueils, deviennent des abstractions élémentaires et résonnent magistraux, insulaires. « Il est nécessaire que nous apprenions à nous abstraire afin que puisse naître quelque gerbe d’éclairs en lieu et place de notre présence. » L’oreille toujours accouplée aux mouvements de la matière, cette oreille émue, affective, époumonée, féconde le souffle qui lui-même engendre la Parole. Poèmes de solstices ou d’équinoxes : les mots de Szpilmann, ces « foyers d’incendie », font basculer l’horizon dans la mer.

Si les deux tomes de Genèses et Magmas se lisent en miroir, ainsi que formulé par le poète dans l’avant-propos du tome I, Approches de la lumière vient compléter ce diptyque. En témoigne le pluriel du titre, rendant perceptible ce même refus de l’enclos et le privilège donné à l’Ouvert dans les trois recueils. Les trois œuvres se distinguent toutefois par une tonalité qui leur est propre : Approches de la lumière emprunte énormément aux oiseaux et aux pierres ; Genèses et Magmas I prend la Parole au ras des fièvres et du soleil ; Genèses et Magmas II se veut davantage réflexif, sous une forme aphoristique. Chacun de ces recueils requiert une patience de lecture infinie, à la mesure des affects qui y sont déployés, comme ils se captent aussi rapidement qu’un vol de phalènes.

Poésie éblouissante, caniculaire et particulaire, comme une physique de la langue, accordée à la physiologie du feu. Poésie soyeuse, sauvage ; poésie tantôt nébuleuse, tantôt océane, toujours magnétique. Labyrinthique œuvre d’Harry Szpilmann, vertigineuse, en forme de nœud borroméen, livrant à peine ses fils d’Ariane et laissant incirconscrits ses territoires. Ivre œuvre, aussi brûlante que l’eau-de-vie, aussi fluide que l’eau. En somme, une « Parole chargée au pollen et trempée à la foudre ». Inépuisable poésie szpilmanienne, à couper le souffle tout en nous élargissant la respiration.

Charline Lambert