Ni Rome ni Lhassa

Emmanuelle MÉNARD, Impressions voyageuses, Coudrier, 2019, 114 p., 18 €, ISBN : 978-2-39052-000-9

Emmanuelle MÉNARD, Si vous croyez que l’amour a donné son dernier baiser…, Coudrier, 2019, 59 p., 16 €, ISBN : 978-2-39052-001-6

Parmi les plus grands textes de voyageurs, Voyage d’une Parisienne à Lhassa d’Alexandra David-Néel fait référence. Ce texte a plus de nonante ans et depuis, les voyages et leurs récits ont été bouleversés par la modernité de complète manière.

Alexandra David-Néel est la première européenne entrée à Lhassa. Ville interdite, elle s’y est introduite déguisée en mendiante, maîtrisant le tibétain, ayant traversé l’Himalaya à pied, depuis les Indes d’alors. Moins d’un siècle plus tard, chaque année, un milliard de personnes voyagent dans le monde, formatant celui-ci en un immense parc d’attractions touristiques, de centres commerciaux et d’affaires.

Dans ce contexte, Emmanuelle Ménard publie aujourd’hui chez Le Coudrier deux livres qui font des entrechats avec des pieds de géants transfrontaliers ; Japon, Australie, pays d’Amérique du Sud. D’une part, Impressions voyageuses raconte cela par fragments. Ni récit, ni journal ou carnet de bord, ce sont des notes chronologiques ; bel et bien des impressions. Et d’autre part, Si vous croyez que l’amour a donné son dernier baiser… est un recueil où l’on retrouve en poèmes, le premier texte par échos.

Cette approche stéréoscopique est assez réussie car le lecteur est éclairé par les deux ouvrages qui se répondent et se complètent, l’un étant un peu la poupée gigogne de l’autre ; offrant le sentiment de lire en perspective. Les ponts sont nombreux et agréables, invitant à la contemplation dont l’auteure est elle-même très sujette lorsqu’elle est On the road.

Cependant, si le recueil tient bien, il est permis de regretter que les Impressions soient trop souvent superficielles, car le voyage va trop vite. C’est souvent le cas pour nos contemporains : à peine arrivés, l’étape suivante est annoncée et le car ou l’avion sont prêts à partir. Ainsi, le fond, la réflexion, et finalement le voyage lui-même, ne peuvent emporter au-delà de lire ; même en relief. Ici, la Théorie du voyage, poétique de la géographie proposée par Michel Onfray ne fonctionne par exemple pas.

Car les pièges du temps court sur de très grandes distances s’alignent et le lecteur, comme tant de voyageurs actuels, ne sait plus très bien où il se réveille, le matin dans son hôtel, tant tout se ressemble. Il doit s’en tenir à des généralités parfois très sévères, voire inexactes ou condescendantes, transmises par des hordes de backpackers ayant battu sentiers partout à toute vitesse ; interdisant malgré eux l’étonnement sinon une curiosité réduite, étouffée par « le même » qu’ils ont forgé de leurs exigences de confort et de wifi.

L’aventure bourgeoise du Grand Tour au 19e siècle en est réduite à une gargantuesque excursion-bohème au 21ème.

À l’âge de cent ans, Alexandra David-Néel faisait encore la démarche d’obtenir son passeport, peu de temps avant sa mort. Puisse Emmanuelle Ménard en faire autant car elle a encore devant elle tout l’espace et le temps de relever ce défi qu’un grand voyageur tel Jean-Christophe Rufin n’est pas encore parvenu à surmonter – je pense à Immortelle randonnée, Compostelle malgré moi – : réinventer le récit de voyage à l’heure où les chemins ne mènent plus à Rome, mais en rond.

Tito Dupret