Les débuts de Jean Ray

Jean RAY, Les contes du whisky, texte établi par Arnaud Huftier, postface de Jacques Carion et Joseph Duhamel, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2019, 256 p., 10 Ꞓ, ISBN 978-2-87568-420-2
Le carnet pédagogique « Le fantastique, autour de Jean Ray » est téléchargeable gratuitement sur le site Espace Nord

ray les contes du whisky espace nordEn 1925, le Gantois Raymond De Kremer, 38 ans, a déjà publié divers textes dans des périodiques, la plupart en néerlandais, sous le pseudonyme « Jean Ray ». C’est alors que La Renaissance du Livre édite en français – désormais sa langue d’écrivain – son premier volume, Les contes du whisky, recueil de vingt-sept nouvelles étranges parues en revue auparavant, sauf une.

La critique est très positive, le succès commercial aussi. Mais, l’année suivante, De Kremer est condamné à la prison pour abus de confiance, sa réputation est ruinée, son livre retiré du catalogue. Il lui faudra de longues années pour refaire surface. Les contes du whisky connait ensuite plusieurs rééditions : chez L’Atalante en 1946, R. Laffont en 1961, Marabout en 1965, Le Masque Fantastique et les Nouvelles Éditions Oswald en 1980. Depuis 1925, le texte a toutefois subi plusieurs modifications, censées gommer son antisémitisme virulent et améliorer sa lisibilité – J. Ray n’est pas un grand styliste… Or, en 2016, l’éditeur parisien Alma crée une collection « Jean Ray » bientôt riche de dix volumes, dont les textes ont été réinitialisés – imperfections orthographiques comprises – par Arnaud Huftier (université de Valenciennes). Les responsables d' »Espace Nord » obtiennent alors d’Alma l’autorisation d’utiliser à leur tour cette version, mais limitée à quatre titres : Malpertuis, Le grand nocturne – Les cercles de l’épouvante, Les contes du whisky, Le carrousel des maléfices. Les postfaces sont demandées à deux connaisseurs : Jacques Carion avait déjà commenté Le grand nocturne en 1980, et Joseph Duhamel Malpertuis en 1993.

Le livre se divise en deux parties, dont la première a pour décor principal la région londonienne dans les années 1920, l’accent étant mis sur les quartiers miséreux, les docks, les rues décrépites, les heures crépusculaires et nocturnes. Sous l’enseigne ironique Le site enchanteur, le bouge de marins où s’échangent des histoires terribles condense à lui seul l’atmosphère sombre et âpre du recueil. Un procédé permanent : l’influence néfaste attribuée aux phénomènes naturels, « méchancetés » du fog, « pourriture » de la brume marine, humidité « mortelle » ou « affreuse », « air moisi », pluie « mauvaise comme un acide », nuit où « tout l’enfer hurlait », « nuées roses et puantes », soleil « sanglant, sinistre », « ironie des étoiles », « tumeurs livides » tracées par des moisissures, etc.  À cet environnement hostile, le whisky oppose sa flamme « lumineuse, riche, pure et accueillante », libérant la parole et la mémoire, anesthésiant la souffrance, facilitant l’aveu, recréant le lien social par le biais de la tournée générale. Les nouvelles s’arc-boutent sur cette antithèse maléfique/bénéfique, mettant en scène une faune hétéroclite : armateur escroc, ratés amers, ivrogne solitaire, usuriers, tâcheron parricide, malfrats sentimentaux, gentleman chasseur, millionnaires, fumiste macabre, etc.  Seuls quelques personnages féminins, quasi angéliques, introduisent dans cette noirceur une touche rédemptrice.

La seconde partie, Quelques histoires dans le brouillard, oublie Le site enchanteur et le whisky au profit de décors et de personnages plus variés : collectionneur londonien, orpailleur des Ardennes, détective pseudo-anglais dans les Pyrénées, physicien aventureux, joailler d’Amsterdam, vieux noceur d’une petite ville allemande. Ces récits, cependant, présentent la même disparité générique que les précédents. Certes, les histoires racontées ne sont jamais banales, mais les unes sont parfaitement plausibles, d’autres semblent relever de l’hallucinatoire, certaines appartiennent au strict fantastique. Jouant ainsi sur des genres à la fois proches et distincts, où le crime constitue un commun dénominateur, J. Ray cherche au minimum à impressionner son lecteur, au mieux à l’épouvanter, mettant à profit toutes les ressources de l’art narratif. C’est ce que montre avec précision la pertinente postface du recueil, laquelle distingue avec soin le discours racontant et l’histoire racontée, avec leurs complexes interrelations – dont procède l’épineuse question de la crédibilité du récit. Bien d’autres éléments-clés sont soulignés à propos. Ainsi le traitement singulier du corps humain, qu’il s’agisse de métamorphose en animal, de consomption ou de morcèlement ; l’autonomisation de la main coupée, qui la rapproche de l’araignée, en est l’un des points de capiton. Ou encore le poids de la morale chrétienne avec les thèmes de la faute, du châtiment ou du rachat. Toutes ces pistes levées par les postfaciers ont pour effet de démontrer, au-delà de ses faiblesses, la grande richesse et l’étonnante densité du premier recueil signé Jean Ray.

Daniel Laroche