Plus vrai que le vrai

Christopher GÉRARD, Maugis, Pierre-Guillaume de Roux, 2020, 256 p. 18 €, ISBN : 978-2-36371-338-4

christopher gerard maugis couvertureTout commence par une guerre très semblable à celle qui nous hante encore : cet interminable conflit qui a traversé presque tout le 20e siècle, coupant l’Histoire en deux parties inégales, et qui continue à alimenter les idéologies totalitaires, les fantasmes et les remords. Mais cette guerre de 1914-1945 est abordée ici sous l’angle de l’épopée, où s’affrontent les belligérants à l’onomastique inconnue, et où les principaux compagnons d’armes du héros sont évoqués comme des personnages homériques, y compris dans leurs qualificatifs flamboyants.

La modernité paradoxale du livre tient à son décalage. À travers cette utopie des XVII provinces, du Royaume de France à l’âge des armes lourdes et de l’Occupation du sol par les Teutons, dans un contexte qui mêle l’Histoire à la fable, on découvre avec une netteté qui ne fait que croître au fil des pages une image contrastée et terriblement fidèle de notre monde déchiré, entre chaos et renouvellement.

Cette similitude inversée donne à la scène d’ouverture du récit de Christopher Gérard, sobre et cruelle, le coup de cymbale de la nécessité.


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Le ravissement naît de l’étrange hiatus, parfaitement voulu, entre la singularité des situations et un univers suffisamment proche du nôtre pour marquer sa distance : dans cet intervalle s’exprime la philosophie naturelle de Maugis.

Une certaine tradition fantastique, faite de réalisme et d’irréalité, et assumée, vient ainsi recouper un autre fil d’Ariane, l’Histoire utopique, telle que la mémoire romanesque pourrait le reconstituer, après la bataille, grâce au don des analogies.

Ainsi les aventures pythagoriciennes du héros nous mènent bien plus loin qu’on n’imagine dans la découverte d’un secret perdu : la vie.

Maugis est le nom initiatique que François d’Aygremont a reçu à Delphes au terme d’un an d’instruction et d’une gradation des rituels. Par ce nom, ou à travers lui, François est fait mage et guerrier à la fois. Il se lance à la recherche d’une lumière qui se dérobe, mais dont l’existence est attestée par une très ancienne et très véridique tradition.

L’Ardenne, Oxford, Delphes, Bruxelles, Paris, Aran en Irlande, Rome, Bénarès et le Nord magnétique se mêlent dans une trame serrée dont la quête de la liberté, à mener sur soi-même, est la clé.

Enthousiaste et curieux, artiste et soldat, François d’Aygremont après avoir reçu à Delphes son initiation, est désormais susceptible de tous les savoirs, et mûr pour tous les combats.

« Émerveillé, Maugis fit un tour complet sur lui-même ». Cette phrase toute simple pourrait s’appliquer au lecteur, à la fois désorienté et admiratif, face à l’univers qui se déploie autour de lui, au fur et à mesure qu’il avance dans ce domaine inconnu et dangereux.

Malgré un enchaînement de lieux et de circonstances qui happent le héros, l’impression la plus frappante pour le lecteur est la ligne claire qui traverse le récit de bout en bout, la force de pénétration narrative ininterrompue qui unit tous les événements et leur donne leur musique. Comme une balle bien placée qui atteint son but noir sur blanc.

Dans ce monde de guerre (et même les périodes de paix sont les intervalles entre deux combats), les décors ont une présence rayonnante parce qu’ils sont mêlés à l’activité des hommes sans être complices de la hideur de la mort. L’idéal antique se glisse dans le temps parallèle de l’actualité.

« Il est entendu qu’un livre actuel s’honore de dériver d’un livre ancien » (J.L.Borgès, Fictions). On ne pourrait pas mettre un nom fixe sur le livre imaginaire dont Maugis serait issu, mais on en distingue bien les contours. Quelque part entre les Poneys sauvages de Michel Déon et les Chevaleries de Montherlant, se situe la source.

« L’an 1919, cinq jeunes gens français sentirent le besoin de former entre eux une société un peu codifiée et un peu âpre. » Ce début de Solstice de juin fournit au roman dont nous parlons ici, comme dans une cantate, le chant alterné du souvenir. Cela n’enlève rien à la singularité d’un livre nouveau, pas plus que le contexte implicite d’une société secrète n’enlève son sens à la solitude essentielle de Maugis.

Quelque chose du grand souffle du compagnonnage tragique circule, à travers le temps et l’espace, dans ce roman minutieux et violent. Non parce que la destruction et la mort y règnent en demiurges implacables, mais parce que tout conspire à transformer un drame collectif en un seul destin, qui est héraldique.

C’est la raison implicite pour laquelle le rôle, c’est-à-dire l’épaisseur romanesque, des personnages féminins, est contenu, comme un feu sous la brume. Sans doute le sujet ne s’y prête pas. L’ensemble du livre s’apparente à une chambrée où des moines-soldats, entre deux circonstances éternelles, rêvent des femmes un peu comme de personnages de légende. Le monde appartient aux femmes, mais les principaux personnages sont sortis du monde et ne peuvent y rentrer que par une porte dérobée : le mystère.

Dans cette aventure d’un autre temps, et donc parfaitement adaptée au nôtre, la vie est une suite de secrets, de combats, d’initiations et d’amours impossibles à quoi on reconnaît, si on a soi-même vécu dans le siècle, que le modèle est tiré du présent le plus authentique et qu’un roman réussi est une vérification de l’expérience par l’éternité.

Le charme puissant de cette utopie du réel naît sans doute de la minutie avec laquelle les moindres variations de la feuille de température de l’expérience sont reconstituées. « La poésie n’est faite que de beaux détails », disait Voltaire. Il faut simplement préciser que dans Maugis, les détails sont d’autant plus vrais qu’ils sont imaginaires : non parce qu’ils n’existent pas dans le monde sensible, mais parce qu’ils renvoient à un univers fantasmatique plutôt qu’au fac-similé des faits matériels : ils font concurrence à la topographie, comme Balzac faisait concurrence à l’état-civil.

Que subsiste-t-il d’une vie, sinon le sillage de l’Esprit, c’est-à-dire de la volonté appliquée à sa vision ? Le reste, quelques objets à la valeur fictive, des vêtements défraîchis, des livres dont personne ne veut plus, des amitiés effacées, des exploits sans témoins, des amours sans preuves, est aboli au lendemain de la mort. L’intelligence, l’amour, l’héroïsme y passent comme le reste, faute d’une œuvre qui parle encore aux vivants, et disent la geste d’une aventure en passe de devenir un mythe.

Il faut lire Maugis avant que l’éclat des choses divines qui hante la nuit des hommes ne se dissipe tout à fait.

Luc Dellisse