Des guerrières en huis-clos

Christophe KAUFFMAN, Vieille peau, Basson, coll. “Basson rouge”, 2020, 162 p., 12 €, ISBN : 978-2-930582-71-9

christophe kauffman vieille peau editions bassonLe fait divers a toujours livré la matière première des films et des romans noirs comme si la purulence ne pouvait se donner à voir véritablement que dans le huis-clos d’une vie saisie dans l’horreur d’un tragique crapuleux. Le tout est de « flairer » le délétère qui s’évade de cette concentration. La mise en scène, la narration exacerbe dans la violence verbale ou physique ce qui nous est généralement commun : la peur, le sentiment de la perte… Le noir, c’est la couleur des révélations ordinaires quand la vie privée, la vie intime, la vie banale sont frappées du fouet de l’extraordinaire démence des hommes.  La vie des personnages mis en scène sublime alors cette marée noire qui  stagne au fond de chacun.

Échapper à ce rendez-vous avec l’exterminateur conduit le fil de la vie de la plupart d’entre nous, sauf que… cette vie bat toujours sous le  regard discret de cette fracture fatale.

La littérature noire, le polar, le thriller, à des niveaux des d’échauffement divers tente à chaque fois de nous faire entendre cette exsudation du mal que le récit révèle.

Dans Vieille peau, Christophe Kauffman parvient à plonger le thermomètre de son écriture dans une situation relativement banale, la presse nous rapporte régulièrement l’agression d’une personne isolée, en l’occurrence ici, une vieille dame aux griffes encore sacrément acérées, Paola.

Trois jeunes crapules idiotes la ligotent, la violentent mais Paola, la vieille octogénaire, a des ressources et pourra leur en montrer probablement en matière de résistance…

Djamila apparaît tout de suite comme la beurette au caractère fort et au langage électrique. Les deux autres, les deux hommes, Lipton et Jacquot, en prennent plein la gueule, confrontés au combat des deux guerrières.

Djamila:

Wesh, la tronche de la vieille quand on est arrivé ! T’aurais vu ça, man! La surprise de sa vie, j’dis! Pour le coup, Lipton a pas menti! Une petite vieille si petite qu’elle tiendrait dans une boîte à sardines, il avait dit. Et c’est vrai qu’elle est petite ! Si elle avait pas un paquet de cheveux blancs (enfin, blancs un peu jaunes, you see ? Et à l’odeur, ça pourrait être une question de savon et de shampooing, si tu veux mon avis), de dos, on pourrait la prendre pour une gamine de quinze berges. Maigre comme les chats qui fouillent les poubelles qui traînent dans son jardin depuis presque aussi longtemps qu’elle se traîne elle-même dans le quartier. Un tout petit squelette juste enveloppé dans une peau toute fine et ridée comme pas permis.

Sa gueule ! Man, sa tronche de gueule quand elle a vu les nôtres…

Faut dire, on s’est pas pointé tout braves avec Lipton et Jacquot. Les deux, y’a pas que sur la porte qu’ils ont frappé. J’ai même eu peur qu’ils nous abîment tellement la vioque qu’elle ait plus assez de dents pour nous dire où il est le pognon. Ce que je pense, c’est qu’ils avaient peur autant qu’elle.

Paola et Djamila alternent, chapitre après chapitre,  leurs imprécations, leurs confidences, leur connivence dans une langue qui sonne juste d’une génération à l’autre. La construction du récit doit beaucoup à cette confrontation permanente, tous les coups sont permis… Paola entame le roman en nous confiant qu’elle a toujours été sèche, « Sèche de peau, de caractère, de gueule, même de cheveux. Sèche comme un coup de trique il aurait dit mon Charles. » Car elle a eu trois maris, la Paola, et elle s’étonne encore qu’ils aient pu pénétrer son fichu univers et sa chair de guerrière.

Christophe Kauffman est comédien, conteur, animateur culturel, écrivain… Il y a de la vigueur et du nerf dans sa langue, de l’humour, de l’amour pour ses personnages et, indéniablement l’auteur possède une très fine oreille à l’écoute de notre époque.

Vieille peau nous tend un miroir où un monde glauque livre ce qu’on pourrait croire être l’humus des ratés du monde, des pauvres cloches du bord de la route. En ce sens, Kauffman n’y va pas avec des pincettes. Il force la tension entre ces deux femmes que soixante ans séparent et fait monter irrésistiblement la pâte romanesque vers une autre forme qui devient la parabole des Misérables du temps.

Roman noir, bien sûr, mais aussi roman d’amour, de compassion et de misère, bourré d’oxygène comme un moteur à explosion.

Daniel Simon