Vinciane Despret : récits de rencontres, de transformations entre humains et animaux

Vinciane DESPRET, Quand le loup habitera avec l’agneau, Nouvelle édition augmentée, Empêcheurs de penser en rond, 2020, 325 p., 20 € / ePub : 13.99 €, ISBN : 978-2-35925-182-1

Dans cette nouvelle édition augmentée de Quand le loup habitera avec l’agneau, Vinciane Despret interroge les transformations mutuelles produites par les rencontres entre les primates, les perroquets, les corbeaux, le monde animal et les éthologues, les primatologues. Les récits portés sur les animaux ont changé au cours des dernières années. Alors que des préjugés, des a priori enfermaient les moutons dans l’image d’êtres dociles, moutonniers, on leur a découvert une intelligence sociale élaborée. Plaidant pour la continuité des formes du vivant, des primates aux humains, Darwin a cherché des candidats primates témoignant de notre origine. Un des candidats, compatibles avec la théorie de l’évolution et de la sélection naturelle fut le babouin. Enrôlé dans un protocole devant nous aider à comprendre notre origine, le babouin mâle a peu à peu été perçu comme belliqueux, compétitif, dominant. Or, des naturalistes ont par la suite montré que, loin d’être pris dans des liens de compétition, les babouins mâles s’intégraient dans une société vertébrée par l’amitié avec les femelles.

Vinciane Despret convoque Kropotkine. S’il est un des penseurs fondateurs de l’anarchisme, Kropotkine a été oublié en tant que naturaliste. C’est pourtant à ses travaux de naturaliste, à ses observations de la vie animale qu’il doit l’élaboration de son idée-maîtresse : bien loin du récit darwinien d’une compétition entre espèces, bien loin de la théorie hobbesienne selon laquelle « l’homme est un loup pour l’homme », il conclut que les règnes du vivant sont régis par l’entraide, la solidarité, une thèse qui évoque celle que défendra Lynn Margulis des décennies plus tard, à savoir que les mécanismes de base du vivant sont de l’ordre de la cohabitation, de « l’involution » et non le « gêne égoïste » (Dawkins) du néodarwinisme. L’essai nous montre comment une nouvelle écologie des pratiques a entraîné les chercheurs à poser d’autres questions aux animaux qui leur en posent en retour. Une ouverture aux modes d’existence animale, une éthique de l’attention et du respect que Jane Goodall a frayée avec les chimpanzés dès les années 1960, aux côtés d’autres primatologues comme Hans Kummer, Frans de Waal, Dian Fossey (spécialiste des gorilles, assassinée en 1985), Sarah Strum, Thelma Rowell…

Face à la richesse des récits rapportant des rencontres sur le terrain (Bernd Heinrich devenu le porte-parole des corbeaux, Jane Goodall et les chimpanzés, Thelma Rowell et les primates, ensuite les moutons, Irène Peppenberg et le perroquet Alex…), le laboratoire manifeste plus que jamais ce lieu où nulle rencontre entre humains et animaux ne se produit : lieu de conditionnement (quand bien même les chercheurs rompent avec le behaviorisme), le laboratoire asservit les animaux, les mutile, leur pose des questions en les enrôlant de force dans des dispositifs qui les sacrifient au nom de nos « savoirs ».

Le titre est tiré de la prophétie du livre d’Isaïe. Dans « Quand le loup habitera avec l’agneau », on lira « quand l’humain habitera avec l’animal », quand il co-habitera avec les autres règnes du vivant au lieu de les massacrer, de les exterminer.

nous, héritiers de la modernité, avons-nous jamais compris grand-chose, que ce soit aux abeilles en trains de disparaître, aux ours obligés à bricoler, à la liste innombrable d’animaux dont la disparition entraîne celle d’autres êtres, humains, végétaux, animaux, qui avaient appris à compter sur leur présence ?

La magie de Vinciane Despret est de mettre en récit, en mouvement les récits de rencontres, de co-activations de savoirs, de sensibilités entre les humains et les animaux. On lira comment la manière dont on récolte les faits observationnels sur le terrain oriente le résultat. On découvrira l’espièglerie des kéas de Nouvelle-Zélande, la récalcitrance des perroquets, des corbeaux à répondre à des dispositifs scientifiques qui ne les intéressent pas du tout, on se réjouira de leur indiscipline qui les préserve d’être des martyrs de laboratoires comme le sont les rats, les pigeons. On saluera l’engagement de Vinciane Despret, la mobilisation des pratiques éthologiques au service d’une entrée des animaux en politique, d’une reconnaissance de leur personne juridique, de leurs droits à être représentés par des humains qui sont leurs porte-paroles. Une pensée-action au service d’un « bien vivre ensemble », celui que les peuples autochtones, les systèmes de pensée animistes, les activistes, les écologistes, les militants environnementaux, les amoureux des animaux, des plantes du vivant mettent en œuvre.

Véronique Bergen

Signalons que Vinciane Despret co-signe avec Maylis de Kerangal la très belle préface au livre majeur Le ravissement de Darwin. Le langage des plantes de Carla Hustak et Natasha Myers qui vient d’être traduit en français par Philippe Pignarre et édité aux éditions La Découverte, Les Empêcheurs de penser en rond.