Sister Louis

Un coup de cœur du Carnet

Louis DUBRAU, À part entière, Névrosée, coll. « Femmes de lettres oubliées », 2020, 192 p., 16 €, ISBN : 978-2-931048-36-8

Il paraît que la romancière Louise Scheidt – alias Louis Dubraulouis dubrau a part entiere éditions névroséene goûtait pas vraiment l’œuvre de Simenon. Pourtant, l’incipit d’À part entière est digne d’un des meilleurs romans durs de ce dernier. La première page voit un attroupement se créer sur le trottoir où vient de chuter lourdement le corps de Marie. Avant de sombrer dans le néant, on l’entend distinctement articuler : « C’est Guillaume. Il m’a poussée… ».

Sur le moment, tout le monde croit au fait divers criminel : les badauds qui pointent déjà le nez vers les étages, le lecteur emballé par le ténébreux « Rosebud » initial que les deux cents pages suivantes serviront sans doute à éclaircir, le narrateur lui-même qui enchaîne : « Ces pages, qui feraient croire au début d’un roman policier, je les écrivis d’un seul trait pendant qu’à la police on délibérait sur mon cas, mû par le besoin de rejeter dans l’irréel, dans la fiction, ce que je venais de vivre. » L’alibi du coupable tout désigné étant imparable (il était sur le palier à discuter avec un témoin au moment du suicide), la mécanique de l’intrigue cèdent le pas à l’introspection psychologique.

Il est piquant de se souvenir que, alors que le chef-d’œuvre de Madeleine Bourdouxhe La femme de Gilles se terminait avec un fatal appel du vide, À part entière commence dans les secondes qui suivent une défenestration. La focale se déplace alors sur celui qui reste, sans que la victime soit évacuée, au contraire. Elle demeure présente, en permanence, à l’esprit de son amant, moins fantôme obsessionnel qu’incicatrisable blessure affective.

Louis Dubrau avait 70 ans tout juste quand paraît ce bref roman à l’enseigne de la Renaissance du Livre, en 1974. Mais les indications concernant la maturité de son autrice ou sa situation chronologique n’apportent pas grand-chose à l’appréhension de ce livre, qui aurait pu être écrit aussi bien dans les années 1930 qu’avant-hier… Le personnel romanesque très restreint permet de concentrer l’attention sur la nature complexe des relations, les affects en jeu chez chaque protagoniste, tout en conservant Guillaume comme axe vers lequel tout converge. Au centre de ce pivot, le moyeu énigmatique a pour nom Marie. Pourquoi avoir chargé son compagnon ? A-t-elle voulu le désigner directement ou biaiser par un semi-auxiliaire suggestif, « poussée à me tuer » ? Les questions se mettent à fourmiller, autre point commun avec les personnages simenoniens.

Le seul défaut d’À part entière tient peut-être à son titre, locution prépositionnelle flottante, trop floue, qui ne rend pas compte de la puissance de percussion de ce texte. Car Dubrau a su y saisir toute l’amertume, la sécheresse et la dureté que peut recouvrer le caractère masculin – et ce sans prétendre les dénoncer ou le moquer. Rien à voir avec la virilité ni cette fausse pudeur que l’on prête aux mecs, s’il s’agit de boucher les creux et les failles de leur personnalité ; mais une pénétrante physiologie de l’homme nu (Simenon, troisième et dernière) évoluant entre la fermeture de soi bornée et la lucidité absolue dès qu’il a connu la dimension tragique de l’existence. À la dernière ligne, l’implacable constat s’impose, pour tous les sexes : « Nous ne sommes explicables et logiques que pour nous-mêmes. »

Avec cette nouvelle initiative salutaire de réédition dans la collection « Femmes de lettres oubliées », nul n’est plus censé ignoré Louis Dubrau, hauteur belge.

Frédéric Saenen