La Belgique est une autre

Michel TORREKENS, Belgiques, Ker, coll. « Belgiques », 131 p., 12 €, ISBN : 978-2-87586-277-8

michel torrekens belgiquesDans leur collection « Belgiques », les éditions Ker offrent aux auteurs la possibilité de composer « un portrait en mosaïque » de la Belgique. Celle de Michel Torrekens se compose de quinze nouvelles qui révèlent peut-être avant tout sa prédilection pour des lieux qu’il aime et qu’il décrit avec plaisir, racontant son attachement à un territoire. Mais Belgiques témoigne aussi de beaucoup d’interrogations et d’inquiétudes, avec de rares fois une pointe de désabusement.

Le recueil s’ouvre sur la rencontre de Michel, un homme d’aujourd’hui, avec le plus ancien Belge connu, l’homme de Spy, sous forme d’une reconstitution à partir du squelette. Et serait-ce un de ses lointains descendants qui se révèle aujourd’hui un spécialiste en prospective ? Par la fin étonnante de cette nouvelle, Michel Torrekens pose là les termes d’une de ses interrogations récurrentes : les rapports entre passé, présent et futur. Plusieurs textes montrent une tension venant du passé, un poids de situations et d’événements anciens qui marquent le présent et peuvent aussi susciter des inquiétudes pour l’avenir. D’autres témoignent, eux, d’une nostalgie de l’avant, de l’enfance avec sa part de bonheur.

Cette situation narrative récurrente trouve sa formulation dans la phrase « Tout passe sauf le passé » qu’un des narrateurs découvre à l’Africa museum. Cet état du passé qui ne passe pas se concrétise particulièrement dans « Academia (Belgica) ». Depuis une ville étrangère, des chercheurs francophones et flamands assistent au démantèlement de la Belgique. Une seule réaction leur semble pertinente : « Plus tournés vers le passé que vers l’avenir, plongés dans leurs archives et documents anciens, ils se réfugièrent dans une discrétion salutaire ». À tel point que l’on peut se demander si ce qui tient le pays ensemble, ce n’est pas uniquement son passé. Cette force de cohésion héritée des temps anciens ne concerne d’ailleurs pas seulement le statut politique du pays et les inévitables rapports Nord-Sud, mais aussi d’autres aspects sociaux, comme la place des migrants. Les mutations dont les différents personnages sont témoins ne sont pas nécessairement heureuses : les valeurs héritées du passé disparaissent peut-être un peu trop vite, et ce sentiment ne s’explique pas seulement par la nostalgie.

Une autre situation revient fréquemment, qu’un protagoniste résume parfaitement dans ses interrogations sur « l’autre lui-même », et les personnages de chaque nouvelle sont amenés à découvrir cet autre en eux-mêmes. Que ce soit un homme de loi rigoureux et austère qui découvre l’œuvre d’un poète maudit. Que ce soit le chanteur adulé qui a le sentiment de ne courir qu’après une ombre. Et il en est d’autres, plus modestes.

Un pays vit aussi de ses mythes qui réunissent et fédèrent. Mais ce qui se cache sous eux peut provoquer de grosses désillusions, comme pour ce supporter des Diables rouges. La plupart des personnages vivent ainsi des moments où les choses basculent. Et se pose alors la lancinante question du changement : est-il voulu, accepté, redouté ? À l’exemple de la conclusion de la dernière nouvelle : le personnage éprouve une « sérénité inattendue » à l’évocation de la fin de l’espèce humaine, dont il trouve paradoxalement  déjà l’illustration dans La chute des anges rebelles de Pieter Bruegel l’Ancien. Ce tableau du 16e siècle préfigure la fin du « sinistre anthropocène » qui défigure la planète. Et ce texte final répond parfaitement à la nouvelle d’ouverture à propos de l’homme de Spy. Le passé va-t-il finalement être amené à disparaître ?

Joseph Duhamel