Garder en mémoire et mettre en lumière

Un coup de cœur du Carnet

Marianne SLUSZNY, Belgiques. Chemins de femmes, Ker, 2020, 12 €, ISBN : 978-2-87586-256-3

marianne sluszny collection belgiques editions ker couvertureQui étais-je ? J’avais tant de mal à me rassembler qu’il me semblait inconcevable de m’inventer un avenir. La question se posait-elle d’ailleurs ? 

« Hélène, Nicole, Margreet et les autres… Ces femmes belges qui ont vécu la guerre 14-18 et ses suites sont au cœur de ce recueil de nouvelles […] ». Aujourd’hui, en 2020, nous avons certainement, toutes et tous, des souvenirs rapportés par nos grand-mères à propos de leur vécu ou celui de leurs parents durant la Première Guerre mondiale. Des souvenirs inscrits jusque dans la mémoire de nos cellules.

Le recueil Chemins de femmes de Marianne Sluszny (publié dans la collection « Belgiques » des éditions Ker où l’on peut trouver entre autres le récent livre de Michel Torrekens) se présente sous la forme d’une « mosaïque » de témoignages, qui brouillent la frontière entre fiction et documentaire. L’énonciation, toujours en « je », donne la parole à neuf femmes, comme Lucie Dejardin, la première femme à entrer au Parlement belge, ou à d’autres plus anonymes qui pourraient être nos parentes. À l’exception de la dernière, toutes sont nées entre 1880 et 1903, la génération de nos (arrières-)grand-mères. La dernière femme, Agnès, née en 1994, se fait également la porte-parole des récits antérieurs, portée par un souhait de restauration de l’histoire et de prise de conscience de la place des femmes (dont nous n’avons, finalement, que peu de sources documentées) durant la guerre 14-18.

Ces histoires, pourtant écrites sous l’angle de la fiction, sont les nôtres, encore aujourd’hui. Cet aspect donne à ce recueil de nouvelles une grande dimension identificatoire et la force d’un documentaire qui, bien que très renseigné sur l’histoire de la Belgique, ne se veut pas un ouvrage historique. Les nouvelles mettent en lumière ce qui a été et reste parfois passé sous silence dans la parole des femmes, dans cette parole essentielle : la question du devoir, l’immense charge mentale qui pèse sur leurs épaules, le sentiment de honte ou de trahison, les douleurs de la violence conjugale, la difficulté de la maternité et de la vie de couple à cette époque.

En rentrant à la maison, elle avait encore le courage d’afficher la mine de celle qui s’était livrée à une promenade d’agrément et trouvait l’énergie de s’occuper du ménage, de la cuisine et des enfants. 

Il est toujours bon de le rappeler : le corps des femmes est toujours articulé à la politique, à toutes époques. De ce point de vue, dans la force communicative qui pousse vers l’émancipation, beaucoup de courage et de force émane de ce recueil.

J’étais une femme brisée. Avec une existence à la torture de chaque instant et une autre vie, hors de moi-même, en une place indéfinissable où, tout sentiment et toute émotion annihilée, je parvenais parfois, comme une somnambule ou une malade à laquelle on aurait fait inhaler de l’éther pour atténuer ses souffrances, à assembler des mots, enchaîner des gestes et accomplir des devoirs. 

« Annihiler », « inhaler », « éther » – au-delà de cette pépite langagière, le paragraphe résume énormément d’éléments : « La Belgique était un ogre vorace pour ses enfants ». Au travers de la voix de ces neuf femmes, ce recueil nous invite à ne pas tapir nos voix dans l’ombre. Chemins de femmes, le cinquième titre de Marianne Sluszny, est un très beau recueil.

Charline Lambert