Nul ne peut confiner l’écriture

Tanguy HABRAND, Le livre au temps du confinement, Impressions Nouvelles, 2020, 144 p., 14 € / ePub : 7.99 €, ISBN : 978-2-87449-817-6

Loin des indigestes journaux de confinement qui ont accompagné la Covid-19 comme son ombre, loin de l’avalanche d’essais plus ou moins éclairés, se contentant le plus souvent de surfer sur la vague de l’opportunisme, dans Le livre au temps du confinement, Tanguy Habrand analyse avec brio les impacts de la crise covidienne sur la chaîne du livre. Davantage que s’en tenir à une radiographie des manières dont l’industrie du livre a fait face, s’est adaptée (ou pas) au confinement, Tanguy Habrand appréhende la crise sanitaire comme un révélateur, un « analyseur » écrit-il, des champs du monde culturel, plus largement du monde socio-politique. La pandémie posée en « analyseur institutionnel » a permis de mettre à nu le fonctionnement de la république du livre.

Œuvre de réflexion sur la spécificité, la fragilité de la chaîne du livre — une fragilité antérieure à la pandémie, que certains condensent dans la formule d’« exception culturelle » —, l’essai de Thierry Habrand s’empare d’une question princeps : à la faveur de la Covid-19 (même si, pour diverses raisons, il eût fallu opter pour le masculin), le monde de l’édition va-t-il se transformer, sortir de la logique marchande du divertissement, de surproduction, briser le monopole des grands groupes hégémoniques, redynamiser l’édition indépendante, les libraires (et les auteurs, les lecteurs) indépendants ?

Parmi les indices cliniques de la crise qui frappe toujours le monde, l’essai interroge la fermeture momentanée des librairies, le gel de la distribution, le coup d’arrêt partiel à la production, la paupérisation, précarisation des auteurs, la montée en puissance du livre numérique, le désastreux essor d’Amazon, l’aide des pouvoirs publics. Comment, des librairies en passant par les distributeurs, les diffuseurs, les imprimeurs, en remontant aux éditeurs et enfin, en bout de filière, aux auteurs, sans oublier les lecteurs, les bibliothèques, le monde du livre a-t-il développé des stratégies de survie, inventé des alternatives, riposté aux menaces ? Quelles luttes ont-elles été déployées ? Pour nombre d’auteurs, de lecteurs, d’éditeurs et de libraires indépendants, pour les partisans d’un livre qui recouvre sa liberté exploratoire, pour tous ceux qui combattent le devenir marchandise, la production d’ouvrages formatés avalés dans le formol du marketing, la crise fut et demeure toujours le creuset à partir duquel construire un après qui rompe avec les impasses de l’avant, qui en finisse avec la mondialisation, le dogme auto-destructeur de la croissance, l’uberisation des corps et des consciences. Le confinement aura réveillé l’énergie combative des forces libertaires. Curieusement, l’on ne prête toujours pas une attention suffisante à l’axiome indéboutable « pas d’auteur, pas de livre », à l’arme d’une grève générale. L’auteur, le maillon le plus fragilisé, le plus touché est aussi le plus essentiel, l’élément fondamental, l’acteur de base, sans lequel la filière du livre s’effondre.

Au même titre que l’ensemble des secteurs de la vie frappés par une crise structurelle planétaire dont la pandémie n’est qu’une des expressions, le champ du livre est confronté aux actions à mettre en œuvre afin de dessiner le visage de l’après. Y aura-t-il un nouveau paradigme, une révolution dans le monde de Lettres ? Un retour à « la normale », à l’aberration de l’avant, un retour « en pire », une résilience qui laisse tout en place, un effondrement de la civilisation thermo-industrielle ?

Enseignant-chercheur à l’Université de Liège, essayiste, auteur de l’essai décisif Histoire de l’édition en Belgique (XVème-XXIème siècle) (en collaboration avec Pascal Durand), Tanguy Habrand dresse dans cet ouvrage un état des lieux des soubresauts du monde du livre (davantage un réseau, un rhizome qu’une simple chaîne). Un état des lieux qui se prolonge en pistes pratiques afin de construire un espace du livre « plus solidaire et éthique ».

Une seule certitude surnage : quels que soient les cataclysmes qui frappent l’univers des livres, leur logique institutionnelle, ces derniers creusent des étoiles dans la boue, muent, plus serpents que les serpents, libèrent leur haut voltage de lettres sauvages, recréant un monde à partir du non-monde, griffant l’institution, le culturellement correct. L’écriture génère son énergie propre, sa démesure, ses fleurs d’encre muette, prisée par une confrérie de lecteurs courant dans la vie de récits harets. Nul ne peut confiner l’écriture, la mettre en quarantaine.

Véronique Bergen